En s’emparant de la figure de Keanu Reeves, Arnaud Dezoteux fait entrer la fan fiction dans les galeries d’art contemporain.
C’est un fait : la culture de masse nous impose ses productions, et le regardeur contemporain n’a plus qu’à les ingérer. Pourtant, l’invention et le dialogue restent vivaces dans un autre registre : la fan fiction. Là, dans cette interzone un peu honteuse, les fans n’hésitent pas à se réapproprier l’histoire. Ils la dotent d’une fin alternative, en développent les romances, ou en introduisent carrément de nouveaux personnages. Du fan à l’artiste, il n’y aurait donc qu’un pas.
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Justement, deux expos explorent le phénomène. Diplômé en 2011 des Beaux-Arts de Paris, Arnaud Dezoteux s’est pour sa part intéressé à l’incroyable mythologie qui entoure l’acteur Keanu Reeves. Pourquoi ? D’abord parce qu’on a pu prêter à l’artiste une ressemblance avec l’acteur. Ensuite, en raison de la grande sobriété de Keanu Reeves à l’écran, couplée à sa discrétion sur sa vie privée.
Un film de trente minutes composé d’extraits de scènes tournées par Keanu Reeves
De quoi en faire le parfait support de projection aux élucubrations les plus folles. “On peut penser qu’il préfigure un nouveau type de jeu, issu des personnages de jeux vidéo qui doivent rester sans trop de psychologie pour que le joueur puisse les manipuler”, explique Arnaud Dezoteux.
A Gennevilliers, l’expo Brise fraîche au-dessus des montagnes (traduction du nom hawaiien de l’acteur) a pour centre névralgique un film de trente minutes composé d’extraits de scènes tournées par Keanu Reeves. A celles-ci, il incruste l’image d’un fan américain. Gavin, c’est son nom, rejoue alors les passages qu’il connaît par cœur, puis se lance dans une tirade improvisée, où il adresse à l’acteur toutes ses interrogations restées sans réponse.
« Je me suis laissé guider par sa sincérité, son amour pour la vedette »
“Lorsqu’on a commencé à tourner, j’ai vite compris qu’il prendrait une plus grande place dans l’expo que Keanu Reeves, ce qui me plaisait bien, raconte l’artiste. Je me suis laissé guider par sa sincérité, son amour pour la vedette. Il était là au vernissage, tout le monde le reconnaissait. A une petite échelle, le fan était devenu la vedette.”
Du côté du jeune artiste Pierre Gaignard, l’objet du fantasme s’appelle Young Thug. Pour Thug roi, le biopic qu’il consacre au jeune prodige du gangsta-rap d’Atlanta, il n’a eu besoin de tourner aucune image : “Tous les rushes proviennent d’internet. J’ai pillé ses comptes Instagram et Facebook, puis ceux de ses potes ou de sa famille.”
Consommation boulimique d’images toutes faites
A partir de ces images s’invente une histoire, narrée en voix off : “Quand j’ai commencé le projet, j’écrivais une sorte de lettre à notre génération. Je n’ai pas compris tout de suite que je m’adressais à Young Thug. Puis j’ai appris qu’un de ses frères était mort de manière assez violente. Comme je lui parlais sans qu’il me réponde, je me suis rapidement identifié à ce frère mort, qui est devenu le narrateur.”
A respectivement 28 et 30 ans, les deux fan artistes font souffler une “brise fraîche” salutaire sur l’art contemporain, permettant de renverser la consommation boulimique d’images toutes faites. Et de se remettre enfin à se raconter des histoires.
Brise fraîche au-dessus des montagnes jusqu’au 19 mars à la galerie Edouard-Manet, Gennevilliers
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