Depuis 2006 et l’échec cuisant d’Inland Empire, le réalisateur de Sailor et Lula et de Mulholland Drive n’a sorti aucun film. Pourtant, David Lynch est omniprésent dans tous les champs artistiques. Enquête sur sa nouvelle vie.
Il faut être rapide pour le suivre. Après une brève escale fin mars à Beaune, en Bourgogne, où un festival de cinéma lui rendait hommage et où il se montra dans des dîners organisés par les notables du coin, David Lynch a supervisé une vente de ses lithographies au Japon et une exposition de ses peintures sur porcelaine à Paris. Au téléphone, chaque jour, il réglait les derniers détails avec ses assistants, vérifiait les scénographies et contrôlait ses affaires en cours à Los Angeles. C’est son quotidien d’“artiste global” tel qu’il se définit lui-même, sa vie de créateur multiple qu’il mène depuis quelques années, circulant de la musique au design, de la peinture à la publicité. Aujourd’hui, à 67 ans, David Lynch n’a jamais été aussi occupé, son nom jamais aussi exploité. Et pourtant quelque chose manque encore à son actualité, l’essentiel diront certains : le cinéma. En septembre 2013, il n’aura plus tourné de long métrage depuis sept ans, rien depuis le crash Inland Empire (2006). Après dix films, quatre nominations aux oscars, une Palme d’or en 1990 pour Sailor et Lula et une oeuvre majeure qui allait durablement influencer son époque (Mulholland Drive), David Lynch s’est peu à peu éloigné du cinéma, laissant derrière lui beaucoup de doutes et de questions sans réponse.
“Faire la nique à Hollywood”
Pour comprendre ce qui a mené le cinéaste à cette retraite anticipée, il faut remonter bien avant son dernier film à ce jour, au début des années 90. A cette époque, David Lynch se sent isolé à Hollywood, où il n’oublie pas la production chaotique de Dune (1984) et ne supporte plus de devoir négocier en permanence ses contrats pour obtenir la liberté de création à laquelle il aspire. Il se rapproche alors de la France par l’intermédiaire d’un homme, Pierre Edelman, un ancien journaliste devenu producteur dans la société de Francis Bouygues, Ciby 2000, qui lui signe un contrat avantageux pour trois films à partir de Twin Peaks (1992) et le mettra ensuite en relation avec un autre producteur français, Alain Sarde, puis avec StudioCanal. David Lynch finance depuis lors tous ses films en majorité entre la France et sa propre société, Asymmetrical Productions, bénéficiant ainsi d’un contrôle absolu sur ses projets. Mais à mesure qu’il gagne en indépendance, le cinéaste, étrangement, se radicalise. En 2001, lorsque le groupe StudioCanal rachète à la chaîne américaine ABC les droits du pilote de sa série Mulholland Drive pour en faire un long métrage, Lynch s’enferme dans un culte du secret et refuse de livrer à ses producteurs français la moindre information sur le projet (la légende veut qu’il ait envoyé un scénario sous scellés et exigé qu’il soit détruit après tournage). “Il était très content à ce moment-là d’avoir fait la nique à Hollywood grâce à StudioCanal, qu’il voyait comme un bienfaiteur, un sponsor qui lui passerait tout”, se souvient Pierre Edelman. Quatre ans plus tard, en 2005, alors qu’il prépare Inland Empire, il va pousser la logique encore un peu plus loin : il veut faire le film seul, sans communiquer le scénario ni le budget réel à ses producteurs, StudioCanal et un financier polonais. Il s’isole des mois avec ses acteurs et sa femme de l’époque, Mary Sweeney (également monteuse et productrice), pour tourner ce qui se révélera plus tard une oeuvre malade, son film le plus extrême, un trip sensoriel et opaque à travers les rêves et mondes parallèles.
Lorsque l’on découvre enfin le film chez StudioCanal, c’est la panique. Personne ne comprend Inland Empire, ni ce qui a poussé son auteur à réaliser un film aussi tordu, invendable. “Ils étaient furieux du résultat, se rappelle Brahim Chioua, le fondateur de Wild Bunch et producteur d’Une histoire vraie et de Mulholland Drive. Mon sentiment est que David Lynch voulait se venger d’avoir fait deux précédents films plus accessibles et narratifs, qu’il lui fallait aller à l’extrême pour ne pas se compromettre.” A sa sortie en 2007, Inland Empire provoque un rejet massif, et devient l’un des plus grands échecs du cinéaste avec 4 millions de dollars de recettes mondiales, contre 20 millions pour Mulholland Drive. “David est resté de marbre, il a tout fait pour ne pas paraître affecté”, se souvient Pierre Edelman. Il ne parle pas mais ses proches le savent : quelque chose s’est brisé chez le cinéaste, qui allait désormais se consacrer à une tout autre vie, loin des tournages et des affres de la production.
Un nouveau cycle de création
Tout s’est passé en réalité comme si David Lynch avait déjà prémédité sa sortie de scène. En plein montage d’Inland Empire, il reçoit chez lui la visite du directeur général de la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Hervé Chandès, qui a appris que le cinéaste était également peintre. “Je voulais découvrir son travail, sans intention particulière, se souvient-il. Il m’a montré son atelier, ses dessins, et puis j’ai vu un grand tableau dissimulé dans son garage. Ça a été un choc : je lui ai proposé tout de suite de monter une exposition à Paris.” David Lynch accepte alors la proposition, qu’il perçoit sûrement comme une alternative à ce monde du cinéma dans lequel il semble avoir atteint un point de non-retour. Il veut renouer avec sa première passion, la peinture, qu’il étudiait dans les années 70 et n’a jamais vraiment abandonnée. “Même dans les périodes où son temps était consacré aux films, l’art n’a jamais été une activité annexe dans sa vie, confirme Hervé Chandès. Mais là, il avait un désir nouveau, il sortait d’Inland Empire et m’a dit : ‘C’est bien, je vais enfin avoir du temps pour peindre.’”
En mars 2007, l’exposition The Air Is on Fire révèle au monde la face B de David Lynch, qui ressent le moment comme une libération. “Il m’a confié que ça avait débloqué quelque chose chez lui, que ça lui a permis de mesurer la dimension de son oeuvre, note le directeur de la Fondation Cartier. Il avait besoin de cette mise à distance, montrer son travail lui a été profitable et ça a été le déclencheur d’autres initiatives, ici et là.” L’exposition voyage alors partout en Europe, David Lynch rencontre des curateurs et commence à envisager plus sérieusement son activité d’artiste plasticien. Il découvre aussi l’atelier de lithographie Item à Paris, qu’il élira bientôt comme sa résidence secondaire de travail. “Il a d’abord essayé quelques lithographies et prenait plaisir à retrouver ses sensations de peintre, se souvient le directeur des lieux, Patrice Forest, devenu son éditeur. David est entré ici dans un cycle de création, où toutes ses images qui étaient enfouies sont remontées à la surface.”
Et le cycle ne s’est jamais interrompu : chaque année depuis 2007, David Lynch se rend ainsi deux fois à l’atelier Item pour des séances de travail de quinze jours. Le reste du temps, il le passe dans son atelier à Los Angeles, installé chez lui sur un flanc de montagne, où il s’essaie à toutes les disciplines : la peinture, l’aquarelle, le travail sur bois, la sculpture ou la photographie… Comme s’il avait souffert de frustration pendant toutes ces années consacrées au cinéma, David Lynch n’a plus arrêté de créer, retrouvant dans ces nouveaux outils “une impulsion et une immédiateté qui lui faisaient défaut sur les tournages, où la pression est plus forte”, souligne Patrice Forest:
“Je crois qu’il a estimé qu’il était arrivé au bout de ce qu’il voulait faire au cinéma, qu’il a trouvé dans ces nouvelles aventures artistiques quelque chose de plus important et épanouissant pour lui”, ajoute Brahim Chioua.
Aujourd’hui, David Lynch est devenu un artiste “qui existe” selon son éditeur. Il a exposé à peu près partout dans le monde, a reçu en 2010 le Goslar Kaiserring, prix d’art moderne pour l’ensemble de sa carrière, attribué dans le passé à Max Ernst ou Victor Vasarely. Il a aussi trouvé son propre marché, étroit mais en expansion, composé d’acheteurs plutôt jeunes situés en Europe, au Japon ou aux Etats-Unis. Ses lithographies se vendent autour de 1 800 euros, ses dessins entre 6 000 et 7 000 euros et les prix de ses tableaux varient selon la taille entre 40 000 et 150 000 euros. Ce qui lui manque encore, c’est une cote et une vraie reconnaissance dans le milieu de l’art, observe Patrick Steffen, le rédacteur en chef de la revue spécialisée Flash Art à Los Angeles :
“Son travail suscite une curiosité parce que c’est David Lynch, et que les gens aiment le cinéaste, mais au fond toute son activité d’artiste paraît secondaire. Il est très peu présent dans les revues d’art contemporain, il n’y a jamais de reviews de ses expositions, et tout le monde s’accorde plus ou moins pour dire que ses oeuvres n’ont pas la sophistication de ses films. »
La marque Lynch
Mais, à en croire ses collaborateurs, David Lynch ne court pas après la popularité dans la nouvelle vie qu’il mène loin du cinéma. “Il est comme un jeune artiste qui débuterait, qui n’hésiterait pas à passer d’une discipline à l’autre avec le même enthousiasme”, note la créatrice de mode Agnès B, qui l’habille depuis vingt-cinq ans. « Ce qui le motive, c’est “l’expérimentation”, précise Dean Hurley, son assistant pour la musique avec qui il a composé un album sorti à la surprise générale en 2011, Crazy Clown Time. “C’est le concept majeur dans son travail, celui qui détermine tout ce qu’il fait : il est ouvert aux expérimentations et à toutes les idées. David ne dit jamais : tiens, je vais faire un album ou peindre. Il laisse le travail dicter son rythme.” Même l’un de ses plus fidèles collaborateurs, Angelo Badalamenti, qui a composé la musique de la plupart de ses films, s’étonne encore de l’énergie avec laquelle David Lynch mène sa carrière :
“Tous les jours, il se met à son studio pour expérimenter des musiques, il est infatigable dans sa recherche de nouveauté, c’est un artiste totalement décomplexé.”
Et dans cette fièvre créatrice qui l’a occupé ces dernières années, le cinéaste ne s’est refusé aucune expérience, quitte à parfois surprendre. On l’a vu ainsi réaliser une installation exposée en vitrine pour les Galeries Lafayette en 2009 (Machines, Abstraction and Women) ; dessiner une bouteille de champagne en édition limitée pour la marque Dom Pérignon (The Power of Creation) ; faire le design d’un club parisien, le Silencio, et de son extension à Miami ; lancer sa propre marque de café en vente sur internet. Tout part à chaque fois d’“un coup de coeur” pour l’idée ou le lieu et d’une condition non négociable : sa totale liberté d’action. “C’est un contrat de confiance qui l’intéressait, on lui offrait une carte blanche sans impératif d’image ni de promotion”, explique Guillaume Houzé, le directeur du mécénat aux Galeries Lafayette avec qui le cinéaste a travaillé pendant un an et demi à l’élaboration des vitrines, réglant chaque détail par téléphone lorsqu’il ne pouvait pas être à Paris. Ce qui intéresse les marques, principalement de luxe, c’est l’image de David Lynch, sa signature identifiée à une forme d’étrangeté et de modernité. “On ne parle pas en termes comptables de ventes sur ce genre de collaboration, mais plutôt d’événement : ça crée un buzz, une excitation autour de la marque, note le chef de cave de Dom Pérignon, Richard Geoffroy. David Lynch, lui, y trouverait un moyen de multiplier ses engagements artistiques sans pour autant se compromettre, selon sa collaboratrice Marina Girard, qui gère ses droits et négocie certains de ses contrats comme celui du Silencio. “David travaille depuis longtemps dans la publicité, notamment à la télévision, mais il n’est pas guidé par une logique de marketing, assure-t-elle, ce n’est pas un banal produit. Tout ce qu’il fait suit une ligne intérieure très grande, il ne s’implique sur un projet que s’il a un réel désir pour lui.”
Un autre facteur, plus prosaïque, pourrait néanmoins expliquer, selon Pierre Edelman, cette hyperactivité : l’argent. “Il y a une raison très simple à tout ce qu’a fait David ces derniers temps : il vit à Los Angeles dans une immense propriété où il a fait construire un studio d’enregistrement, il travaille à l’année avec beaucoup d’assistants pour la musique, ou la gestion de ses droits. Tout ça a un coût qu’il doit amortir en poussant ses activités commerciales.” Brahim Chioua précise :
“Il n’a pas eu de succès qui lui permette de se mettre à l’abri, à part Une histoire vraie grâce auquel il a dû bénéficier de remontées de profits au début des années 2000. Il est donc obligé de faire ces opérations de pub pour gagner sa vie.”
Depuis qu’il a arrêté le cinéma, David Lynch a aussi vu certains de ses revenus sensiblement baisser : l’exploitation de ses films a subi la crise du marché vidéo, et il n’a plus tourné de spots publicitaires à la télévision (pour lesquels il lui arrivait de négocier des contrats autour de 300 000 euros) depuis son dernier film pour Dior il y a trois ans. Il ne peut pas non plus compter sur les ventes de ses œuvres d’art, encore trop faibles, ni sur les profits de son album, dont il n’a écoulé que 15 000 exemplaires en vente physique aux Etats-Unis (soit autant qu’en France, digital inclus). Si David Lynch a autant besoin d’argent, c’est aussi qu’il s’est investi à corps perdu dans une autre aventure : la méditation transcendantale (TM). Après des années à pratiquer cette technique de relaxation en privé, il annonçait en 2005 la création d’une fondation destinée à financer l’apprentissage de la TM dans les écoles et auprès des populations à risques. Une fondation à laquelle il aurait versé près de 700 000 dollars en fonds propres depuis sept ans, et dont il est devenu au fil du temps une sorte de gourou médiatique, multipliant les interviews, conférences, ou publiant un livre sur le sujet (Catching the Big Fish). “Il ne voulait pas devenir un ambassadeur de la TM au début, mais il a pris conscience de l’importance de notre action, et puis c’est dans le tempérament de David : il s’implique sans limite dans un univers, qu’importe le temps et l’énergie que ça lui coûte”, explique le directeur de sa fondation, Bob Roth. Une implication qui aura contribué à éloigner David Lynch du cinéma ces dernières années, même si Pierre Edelman préfère y voir “une sorte de thérapie”, grâce à laquelle “il aurait trouvé un apaisement, une sérénité”.
Un retour manqué
Aujourd’hui, David Lynch serait un homme changé selon son entourage : il s’est remarié pour la quatrième fois en 2009 avec la jeune actrice Emily Stofle, avec qui il a eu son quatrième enfant, et il paraît désormais très loin de l’agitation d’Inland Empire. Après des années d’expérimentations, de méditation et de découverte des autres arts, toutes les conditions seraient donc réunies pour qu’il revienne enfin au cinéma. Toutes sauf une : l’industrie ne semble plus très favorable aux réalisateurs de son espèce. Car David Lynch a en réalité déjà tenté de refaire un film, en 2011 : il voulait réaliser son arlésienne, Ronnie Rocket, un projet vieux de vingt-cinq ans qu’il avait écrit après Eraserhead, une enquête policière surréaliste qui imaginait le kidnapping d’un nain rockeur dans une ville industrielle des années 50. Ses producteurs français, Pierre Edelman et Alain Sarde, étaient à l’époque engagés sur le projet, estimé entre 25 et 30 millions d’euros, mais ils n’ont jamais réussi à finaliser le budget. “David fait partie de ces cinéastes radicaux, ceux qui font des choix très forts au niveau de leur histoire et de leur casting, que les modes de financement actuels ne prennent plus en compte, regrette Alain Sarde. Il est en train de devenir l’équivalent d’un Godard aux yeux des décideurs, alors qu’il est encore capable de faire des entrées.” Selon Brahim Chioua, la difficulté viendrait aussi des conditions imposées par David Lynch dans un contexte économique fragilisé : “Il a voulu revenir avec un projet trop lourd, trop ambitieux. Il ne fait aucune concession pour alléger les coûts. Avant il faisait des films à moins de 12 millions d’euros et il y avait un marché pour ça, alors qu’aujourd’hui il n’a plus que deux solutions s’il veut refaire du cinéma : soit il se fait financer par le système français (un achat d’une télévision, des préventes, des apports variés – ndlr), soit il trouve un producteur mécène aux Etats-Unis comme Megan Ellison (productrice de Paul Thomas Anderson ou Harmony Korine – ndlr).”
Mais alors qu’ils auraient pu abdiquer, ses producteurs français ont continué d’insister pour que David Lynch renoue avec le cinéma, jusqu’à ce que la situation se débloque il y a peu. Si rien n’a encore vraiment filtré sur la nature du projet, le réalisateur ayant imposé un silence total à son équipe, on sait désormais qu’il a un nouveau film en préparation. “Le prochain sera un retour au grand cinéma hollywoodien, dans la vision de David Lynch bien sûr”, concède Alain Sarde, qui préfère rester discret sur l’avancement des négociations. En cours de financement (on parle d’un budget avoisinant les 15 millions d’euros), le projet est arrivé jusqu’au bureau de Brahim Chioua, à Wild Bunch. Réponse de l’intéressé : “J’ai dit à Alain que nous, dans le contexte actuel, on ne peut pas s’engager dans une production pareille.” Le feuilleton David Lynch n’est donc pas tout à fait terminé.