Une fille rêve de devenir star, et finira modèle pour photos de cul : le nouveau roman d’Eric Laurrent éblouit par ses circonlocutions, son humour et son style.
Nicole. Le personnage principal d’Un beau début se prénomme Nicole. On en connaît peu des Nicole qui aient moins de 50 ans. C’est un prénom passé de mode. De fait, notre Nicole est née “le 15 juillet 1966, en fin d’après-midi, dans une salle de travail de la clinique des Neuf Soleils, à Clermont-Ferrand”.
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Sa maman se prénomme Suzy, ce qui n’est pas non plus de la première fraîcheur. Et son papa ? Là, ça se complique. Officiellement, il s’appelle Robert Malbosse (dit Bob), un mauvais garçon, “un solide et beau gaillard, aux yeux bleus, aux dents blanches, au teint bronzé, mais dont un air chafouin gâtait le pouvoir de séduction.”
Un arbre généalogique un tantinet noueux
Mais, peu à peu, va se dévoiler une autre vérité dont les arabesques exigent, façon roman russe, que l’on prenne des notes : le vrai papa de Nicole, c’est Max Turpin, son grand-père, son pépé, le beau-père de Suzy, le mari de Mado, qui aurait abusé de sa belle-fille, la dite Suzy, la fille de Mado, alors qu’elle avait à peine 14 ans. Suzy aurait dissimulé le scandale en déclarant que le beau Bob était le père de l’enfant. Donc Nicole, dernier fruit d’un arbre généalogique un tantinet noueux et partant, promise à un destin lui-même tortillé.
Le lecteur qui aurait déjà levé le pied à ce résumé des embrouilles dont Nicole est comme la prisonnière manquerait non seulement la suite de cet article, petite misère, mais plus grave, l’envie d’un roman dont la jouissance est justement dans les détours de son récit méandreux.
Un Mississippi littéraire au débit aussi imprévisible que subit
De sa source indécise à son delta marécageux, et à supposer que le courant passe bien de l’amont vers l’aval, Un beau début s’écoule comme un Mississippi littéraire au débit aussi imprévisible que subit, tantôt en crue dévastatrice, tantôt en sécheresse carabinée.
Cette incertitude fluviale tient autant à son style curieux qu’à son obsession. Fracassés en tout genre et autres laissés-pour-compte, Eric Laurrent se soucie des petites gens. Mais loin de s’hystériser en ce qu’il n’est pas en s’adonnant au prétendu parlé populaire, il use dans la description de ses damnés chéris d’une langue chantournée qui rappelle quelques richesses de la littérature française.
Les assommoirs de Clermont plutôt que le salon des Guermantes
Pour le dire net, Marcel Proust (d’où la notion de “Nicole en Prisonnière”), mais un Proust déglingué, un Marcel punk, qui au salon des Guermantes préférerait les assommoirs de Clermont et de sa périphérie zonarde. Ainsi, pour l’exemple, la description du lieu de vie des parents de Bob, chiffonniers-ferrailleurs : “Leur propriété (si tant est que l’on puisse qualifier de ce terme un bien qui ne leur appartenait en aucune façon, qu’ils occupaient même sans s’être jamais acquittés d’une quelconque redevance, mais que sa déshérence manifeste les avait autorisés à investir quelque vingt ans plus tôt, quand, tout juste marié, le couple cherchait à se loger) tenait ainsi, tout à la fois, de la brocante, de la casse et du dépotoir : sur une superficie d’une acre environ, que ne délimitait aucune clôture, s’y étendait tout un amas confus de choses hétéroclites et détériorées, à ce point imbriquées les unes aux autres qu’il en était devenu impénétrable, sauf à quelques poules étiques, dont on apercevait par intermittence les taches rousses, caquetantes et vagabondes…” Ouf !, se dit-on, parvenu à ce qui n’est pourtant que la moitié d’une phrase.
Sauf qu’on en redemande, tenu en haleine forte par la “recherche” de Nicole qui n’est pas tant celle du (mauvais) temps perdu que celle du temps futur, irradiant de promesses acidulées. “Nicole Sauxilange ne se sentait nulle vocation particulière : la célébrité seule l’intéressait c’était un but en soi.”
L’exposé des différents étages où s’arrête l’ascenseur des espoirs de Nicole compte parmi les meilleurs passages, à rire sans être ricanant, quand, petite fille puis adolescente, elle se rêve tour à tour sainte et martyre (“on la surprit à plusieurs reprises la main au-dessus des flammes d’un brûleur de la gazinière”), chanteuse de variété en gésine (“la poignée vernie d’une corde à sauter en guise de microphone”), star harcelée par ses fans (“c’est comme ça tous les soirs”), ou, telle Françoise Sagan, romancière prodige.
Eric Laurrent emmêle tous les pinceaux de la narration
Jusqu’à se fixer (au sens toxicomane) sur une seul tocade : poser nue pour des photographes, car Nicole, le temps passant, se révèle très gironde. Cette vocation, comme chacun sait (cf. les archives de la revue de charme Dreamgirls), lui valut bel et bien la célébrité sous le pseudonyme de Nicky Soxy. Gloire dont elle fit le récit dans son autobiographie (Sous mes dehors, best-seller de l’année 1992), peu de temps avant sa fin tragique…
Armé d’une artillerie de notes en bas de page débordant parfois sur deux pages, de digressions folles, parenthèses zinzin, mots frénétiquement savants (mais justes), qui, à force de canarder, feint de noyer son poisson-pilote (Nicole !), Eric Laurrent emmêle tous les pinceaux de la narration dans un roman-réalité cubiste, portrait d’une enfant perdue qui se lit autant de face que de profil. Le tout animé d’une flamme discrètement anarchiste qui propage son incendie à toutes les pages. Ce qui le rend dangereux et désirable.
Un beau début (Editions de Minuit), 208 pages, 15 €
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