Depuis des années, le Théâtre Suçoir donne pour représentation des pièces sans costume ni réplique. Sous les yeux d’un public voyeur, c’est toute la comédie humaine du porno in real life qui se donne à voir tous les deux ou trois mois. Rendez-vous sur une scène où les levées de rideaux sont des montées de sève.
« Est-ce que vous êtes chaaauuuds ? » Planté au milieu d’une petite scène rose fuchsia, un animateur en veste de velours noir essaie tant bien que mal de faire réagir un public un peu endormi par la nuit hivernale de Paris. Au total, c’est une soixantaine de personnes qui se retrouvent ce soir dans la salle du Théâtre Suçoir. Tranquillement, chacun finit son copieux repas offert par la maison : pâté de tête, saint-nectaire, jambon et aligot. « J’ai dit est-ce que vous êtes chauuuds ? », répète l’animateur tandis que deux actrices en sous-vêtements finissent de se laver les dents aux toilettes. Malgré quelques cris d’enthousiasme, la salle reste hésitante. De toute évidence, une grande partie du public n’est pas vraiment habituée à ce genre de lieu au concept pour le moins déstabilisant.
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« 34ème représentation du Théâtre Suçoir ! Pour la première fois à bord d’une très belle péniche qui restera à quai : Formule dîner spectacle -buffet auvergnat- deux actrices + un acteur pour une scène porno en direct puis soirée dansante et conviviale jusqu’à l’aube… » Comme à chaque fois, le programme a d’abord été annoncé par un simple texto envoyé quelques jours avant l’événement. Et à en croire le SMS, la nuit s’annonce chargée. Le cadre est celui d’une romance vénitienne, l’accueil celui d’une charcuterie auvergnate et le spectacle est tout droit tiré d’un site porno de VOD. Autant dire que le novice a toutes les raisons de se demander où il met les pieds. Pourtant, posté à l’entrée de la péniche, un gaillard souriant aux cheveux poivre et sel désamorce d’emblée toute appréhension par un grand sourire amical. Lui, c’est Jean-Luc, le patron du Théâtre Suçoir. Ici, tout le monde connaît ce cinquantenaire à la silhouette de bon vivant qui a su voir les choses avec pragmatisme : Plutôt que de se lancer dans la course aux technologies du porno immersif (lunette 3D, réalité virtuelle, etc…) autant faire venir acteurs et actrices directement sur une scène de théâtre.
Bande originale
Pour éviter tout malentendu, Jean-Luc n’hésite pas à souligner l’originalité de sa formule en rappelant au public que malgré les apparences, le Théâtre Suçoir n’est pas le grand baisodrome que laisse voir certains films porno : « Ici, les gens viennent en couple pour assister au spectacle mais personne ne va toucher les actrices ou commencer à se déshabiller. Ce n’est pas un club échangiste. » Pour autant, il reconnaît en riant que certaines contraintes démarquent son lieu d’un théâtre classique : « Pour être honnête, au début je pensais à un projet avec un peu plus de jeu d’acteur. Mais franchement, ton acteur, s’il doit se concentrer sur son jeu, il ne bande plus. » Même l’acteur Rodolphe Antrim, vieux briscard du porno qu’on a aperçu notamment dans le film Baise-moi de Virginie Despentes, semble ce soir un peu perdu, comme un comédien montant pour la première fois sur les planches après des années de cinéma : « Moi, les scènes comme ça ce n’est pas trop mon truc. Ça me fait stresser. Quand tu es sur un tournage, ça reste assez intimiste et le montage peut combler les faiblesses. Mais là, si ça ne marche pas, je ne peux pas planter le public pour aller me faire une pause clope. » Car en négatif, c’est surtout les coulisses d’un tournage porno qu’on donne ici à voir, comme le souligne dans le public un jeune publicitaire armé d’un polaroid : « On va enfin pouvoir voir combien de temps dure vraiment une scène de baise sans trucage. »
Il est vrai qu’au Théâtre Suçoir, l’excitation n’est pas vraiment qu’une affaire de sexe. Tandis que sur scène Roger Antrim et les deux actrices commencent à enchaîner les positions au rythme d’une énorme sono éructant des tubes FM, dans la salle, la moitié du public vient de dégainer son smartphone pour filmer la scène. Plutôt que de profiter du spectacle, les spectateurs jubilent de pouvoir enfin traverser l’habituelle barrière de l’écran pour s’improviser réalisateurs et ramener chez eux leurs propres pornos homemade.
Slow porn entre amoureux
« Tu vois !? Je t’avais dit que c’était elle l’actrice ! » Depuis le début de la soirée, comme des fans lâchés dans le décor de leur film préféré, deux jeunes amis venus du 92 scrutent minutieusement chaque fille du bateau pour deviner qui va monter sur scène. Chemises de circonstance et verres de whisky à la main, ils comptent bien profiter à fond de cette première fois en tête-à-tête avec le porno, le vrai, pas celui de leurs ordinateurs. « Aussi fou que cela puisse paraître, c’est ma copine qui m’a offert la place », se marre l’un d’eux, comme pour souligner que ce soir l’aspect théâtre sert avant tout de prétexte pour se défaire de la culpabilité solitaire et honteuse souvent associée au sexe sur écran. Ici, le porno se partage sans complexe.
À tel point qu’on remarque d’ailleurs rapidement qu’un bon tiers de la salle est rempli de couples. Certains sont jeunes et curieux, d’autres sont plus âgés et bien habillés, mais presque tous ont surtout l’air fondamentalement amoureux. Au niveau des places assises, on aperçoit même des gestes de tendresse, des mots murmurés à l’oreille et des mains qui se nouent devant le spectacle. « Maintenant, avec internet, on peut voir plein de pornos gratuitement et quand on veut. À force, c’est presque anesthésiant. Alors qu’ici il y a un truc un peu rare et secret qu’on aime bien », explique un jeune couple dont le discours reflète finalement la préoccupation slow et contemporaine du « moins mais mieux ».
Devant les deux amoureux, le spectacle vient pourtant d’accélérer soudainement. Debout au milieu de la scène, Rodolphe Antrim vient de retirer son préservatif. « C’est décidé, j’pars faire ma vie au soleil », chante Keen’V dans les enceintes, tandis que l’acteur explose de jouissance sur le visage des deux femmes agenouillées devant lui. Par le hublot, on aperçoit un bateau mouche plein de touristes chinois qui adressent à la ville de grands coucou en agitant les bras. Ne manquerait qu’un clap de fin pour se croire dans un film.
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