A travers l’histoire secrète d’un quartier insoumis de New York, Jonathan Lethem signe le grand roman d’une Amérique dissidente et radicale, du maccarthysme au mouvement Occupy.
Le roman politique n’a jamais eu bonne presse outre-Atlantique. Dans ce pays de tradition philosophique pragmatique, les écrivains, hormis quelques exceptions (Norman Mailer, la beat generation), se sont toujours méfiés des idées et concepts, a fortiori quand il s’agit de politique. Or c’est précisément ce sujet qu’attaque, de front, le nouveau livre de Jonathan Lethem.
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Fresque splendide aux accents dostoïevskiens, ses Jardins de la dissidence plonge dans l’histoire ignorée de Sunnyside Gardens, cette banlieue de New York connue, depuis les années 1950, comme une sorte de “zone à défendre” avant l’heure, bastion historique de révolutionnaires de tous poils, communistes, anarchistes, gauchistes ou même sandinistes.
Marx et Proudhon dans le texte
Quatre générations d’activistes juifs, irlandais ou noirs s’entremêlent, s’aiment ou se déchirent, nourris par une même passion. Ils citent Marx et Proudhon dans le texte, pourfendent l’idéologie wasp, Wall Street et la domination de l’empire américain sur le reste du monde.
Jonathan Lethem change ici complètement de style, délaissant son fameux genre-bending – ce mélange détonnant et audacieux de SF, polar et autres récits qui le fit connaître de son premier roman, Les Orphelins de Brooklyn (National Book Award 1999), à son chef-d’œuvre, Forteresse de solitude (2003).
L’auteur aurait aussi pu tomber dans les écueils de l’écrivain engagé, les belles idées et les sentiments nobles. Ou pire, l’hommage grandiloquent, étant donné qu’il est lui-même le fils d’une activiste notoire. Or c’est exactement l’inverse que propose Jardins de la dissidence.
“Arrête de baiser ce flic noir ou tu es virée du parti”
Le livre s’ouvre sur deux scènes d’anthologie : des cadres du Parti communiste américain s’invitent d’abord chez Rose Zimmer, la “Reine rouge du Queens”, vingt ans de bons et loyaux services pour la cause du peuple. Ils viennent avec un ordre dicté par Moscou : “Arrête de baiser ce flic noir ou tu es virée du parti.”
Sexisme et racisme des apparatchiks. Or à peine ses bourreaux partis, Rose intente ce même type de procès des mœurs à sa fille adolescente Myriam, qui s’est entichée d’un garçon. Passant des paroles aux actes, la mère scandalisée met sa tête dans le four à gaz et menace de l’allumer, avant d’essayer d’y plonger la cabèche de sa progéniture.
Personnage bigger than life
L’affrontement se double d’une joute verbale de haut vol, mère et fille s’agressant à coups d’arguments sur le sens de la révolte chez Gramsci et de l’histoire chez Marx. Personnage bigger than life, Rose vit son engagement au plus profond de sa chair, comme le comprend sa fille.
“Dans son corps sain couvait un volcan mortel. Dans la lave de sa désillusion, les idéaux du communisme américain avaient entamé leur mort lente pour l’éternité ; Rose ne mourrait jamais, précisément parce qu’elle avait besoin de vivre toujours, monument de chair commémorant l’échec du socialisme comme une blessure intime.”
Exit donc les trémolos et la victimisation, la politique est cette blessure dont on peut jouir. Certains de ces activistes sont d’ailleurs bien trop égoïstes, trop merveilleusement préoccupés par leur propre personne, pour devenir des révolutionnaires efficaces.
La plume de l’auteur sait alors se faire féroce, abrasive, révélant le côté “humain, trop humain”
Ainsi des membres du clan Zimmer, qui font preuve d’une intelligence torve, érudite. S’ils manient habilement le sarcasme, ils sont aussi pleins de ces défauts qui les rendent sympathiques. La plume de l’auteur sait alors se faire féroce, abrasive, révélant le côté “humain, trop humain” de ceux qui croient en la révolution sans comprendre leurs motivations profondes.
Nourri par la pensée paranoïaque de sa mère adoptive, Cicero, le fils du flic noir dont Rose s’est éprise, deviendra un prof de fac paresseux, qui en sait trop sur le monde. “II savait exactement combien de fois il pouvait employer un mot tabou s’il souhaitait scandaliser à plusieurs reprises, et quand titiller simplement avec nègre ou négritude.”
Nouvelles formes de contestation
Longtemps ignorés, parfois stigmatisés et même traqués dans les années 1950 par le maccarthysme, les personnages de Lethem sont magnifiques dans leur entêtement et leur obstination. Ils se réunissent en comité secret, risquent parfois leurs vies (deux d’entre eux y laisseront d’ailleurs leur peau dans une révolution en Amérique du Sud), s’inventent des pseudos pour échapper à la surveillance du FBI.
Les arrestations et persécutions dont ils sont victimes restent comme un hors-champ, une menace sourde au sujet de laquelle on préfère se taire. Ils préfigurent enfin ces nouvelles formes de contestation qu’aborde le livre en filigrane : Occupy et les Anonymous.
Il faut lire ce roman pour comprendre les origines de la gauche radicale américaine, qui est aussi celle qui se mobilise aujourd’hui pour voter Sanders, cette “autre Amérique” dont on aimerait qu’elle soit un jour plus grande.
Jardins de la dissidence (L’Olivier) traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bernard Turle, 496 pages, 23,50 €
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