Le 8 janvier, huit députés socialistes ont déposé un amendement qui suggère de ne pas faire bénéficier les jeux vidéo à caractère sexiste d’un dispositif de crédit d’impôt prévu dans le cadre de la loi sur la République numérique. Cette proposition divise, et soulève des doutes quant à son efficacité.
Sorcière, prostituée, concierge… voici quelques-uns des rôles concédés aux femmes dans le jeu vidéo français Dishonored, ici épinglé par la blogueuse féministe et spécialiste du jeu vidéo Anita Sarkeesian sur Twitter.
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Female characters in #Dishonored: Woman in the fridge, damsel in distress, old witch, mistress, caretaker, evil madam, prostitutes & maids.
— Feminist Frequency (@femfreq) 13 Octobre 2012
Cela fait quelques années maintenant que des voix s’élèvent contre le sexisme de certains jeux vidéo. Sept députées et un député socialistes ont décidé d’y remédier en déposant un amendement dans le cadre de la loi d’Axelle Lemaire sur la République numérique. Il suggère de revoir les conditions d’attribution du crédit d’impôt sur les jeux vidéo (CIJV).
Ce dispositif, créé en 2012, exclut déjà les jeux très violents, ou comportant des images à caractère pornographique. Aujourd’hui, les députés qui ont déposé l’amendement souhaitent exclure une nouvelle catégorie de jeux vidéo du dispositif : “les jeux comportant des représentations dégradantes à l’encontre des femmes”. Comme pour les jeux violents, l’amendement prévoit un système d’évaluation par points : les jeux vidéo sont notés, ceux qui accumulent trop de points négatifs concernant l’image des femmes (représentations sexistes ou absence de personnages féminins) se verront exclure du dispositif CIJV.
L’amendement, retiré en commission des lois le 14 janvier, va être de nouveau déposé par la députée Catherine Coutelle, présidente de la délégation au droit des femmes à l’Assemblée nationale. Selon elle, il était urgent d’agir : en France, près d’un joueur sur deux est une joueuse, et beaucoup d’entre elles se plaignent des clichés sexistes présents dans les jeux vidéo (femmes dénudées aux poitrines très généreuses, limitées à des rôles d’objets sexuels…)
Un amendement qui stigmatise l’industrie du jeu ?
Dans un entretien, Julien Villedieu, directeur général du Syndicat national des jeux vidéo (SNJV) nous a exposé ses réserves vis-à-vis du projet. Selon lui, la démarche des députés est bonne, mais se trompe de cible.
« Les jeux vidéo français, qui sont visés par cet amendement, ne sont en réalité pas concernés, puisqu’ils ont un train d’avance en terme de représentation des femmes, explique-t-il. La vigilance quant aux images violentes, choquantes ou sexistes est déjà au cœur des préoccupation de l’industrie des jeux vidéo française. ».
Il déplore également que cet amendement ne soit porté que sur la discrimination envers les femmes ; or les hommes aussi sont victimes des stéréotypes de genre dans les jeux vidéo. « Si on entend vraiment lutter contre le sexisme, pourquoi ne pas inclure les stéréotypes masculins dans l’amendement ? » Fanny Lignon, qui a récemment dirigé un ouvrage intitulé Genre et jeux vidéo (Presses universitaires du Midi, 2015), est également de cet avis. Selon elle, les figures masculines sont souvent extrêmement porteuses de clichés : ce sont des personnages très virils et musclés, représentant des combattants ou des soldats brutaux et compétitifs.
Tous deux se questionnent également sur les raisons de la stigmatisation de l’industrie du jeu vidéo en particulier, qui comporte certes des représentations sexistes, mais qui est loin d’être la seule. “Si on pénalise les jeux vidéo, il faudrait aussi pénaliser la publicité, la télévision, le cinéma et même le théâtre !« , argue Fanny Lignon. Cette industrie est, elle aussi victime de nombreux stéréotypes : on accuse souvent les jeux vidéo d’inciter à la violence et d’avoir une mauvaise influence, en particulier sur les jeunes joueurs. Pour Julien Villedieu cette industrie est surtout victime d’une méconnaissance qui entraîne une peur illégitime.
Catherine Coutelle dément pourtant tout discrimination envers l’industrie des jeux vidéo :
« Il se trouve qu’une loi sur le numérique est en train d’être votée à l’Assemblée. A l’intérieur de cette loi figure un paragraphe sur les jeux vidéo, avec cet amendement je m’inscris donc à la fois dans le cadre de la loi et du crédit d’impôt. Si la loi avait été à propos de la publicité, j’aurais déposé un amendement sur le sexisme dans la publicité. Mais, si nous, députés, déposons un amendement trop éloigné du sujet de la loi votée, le Conseil constitutionnel les rejette ».
Mais, selon Julien Villedieu, la plus grosse difficulté que pourrait susciter cet amendement, est la détermination de critères objectifs de discrimination de genre dans les jeux vidéo : où commence-t-elle, et où s’arrête-t-elle ?
« Cet amendement part d’une très bonne intention, mais il risque d’être difficilement applicable. Pour les jeux vidéo, il est beaucoup question de ressenti, d’expérience, contrairement aux vidéoclips par exemple où le spectateur est passif. Les premières fois que j’ai vu le personnage de Tomb Raider, par exemple, je l’ai trouvé extrêmement stéréotypé », explique Fanny Lignon. Pourtant, beaucoup d’expériences ont montré qu’il renvoyait une image des femmes très positive aux jeunes joueurs et joueuses. Donc, ce qui apparaîtra comme très sexiste pour certains, ne le sera pas forcément pour d’autres. D’où la difficulté d’établir des critères objectifs pour évaluer le degré de sexisme des jeux vidéo.”
Julien Villedieu a déjà été confronté à cette problématique d’objectivité pour évaluer la présence de violence et d’images à caractère pornographique, pour déterminer les jeux qui bénéficieraient ou non du CIJV. La sélection avait été très difficile, et il considère qu’elle le sera encore plus au sujet des stéréotypes féminins. Pour la députée, si trouver des critères objectifs a été possible pour la violence, cela le sera aussi pour le sexisme.
L’industrie du jeu vidéo française, moins touchée par le sexisme que ses homologues étrangers
S’il doute de l’efficacité de l’amendement de Catherine Coutelle, Julien Villedieu ne nie pourtant pas la présence de sexisme dans certains jeux vidéo français. Plusieurs d’entre eux ont été pointés du doigt à de nombreuses reprises. C’est le cas notamment de la gamme Léa Passion (Ubisoft). Alors que le jeu féminin est décliné dans les versions Cuisine, Mode, Décorations ou Bébés, le jeu pour garçons (Léo Passion), n’existe qu’en une seule version et est consacré… au rugby. Un article du Monde épinglait également les dialogues dégradants du jeu Bound by Flame (développé par Spiders), et l’hypersexualisation des femmes dans Blue Estate (He Saw), deux jeux créés ces dernières années par des studios français.
A ces exemples, Julien Villedieu rétorque que la quantité de jeux de qualité, ne présentant pas d’images stéréotypées des femmes suffit pour couvrir « les scènes maladroites » des exemples cités ci-dessus. Et de prendre pour exemple le jeu cité tant de fois, Life is Strange (Dontnod Entertainment) dont l’héroïne est une jeune fille loin des stéréotypes… Quoique. Fanny Lignon souligne qu’il s’agit malgré tout d’une fille “jeune et plutôt mignonne. Il n’y a que les hommes qui ont le droit de vieillir, et de ne pas être très beaux, dans les jeux vidéo« . Mais on ne va pas se formaliser pour si peu.
Mais le plus gros du problème ne se situe pas en France, selon la chercheuse. Les jeux vidéo les plus sexistes et violents sont « les grosses machines« , créées la plupart du temps outre-Atlantique. Un article du Monde évoque ce sexisme en chiffres :
« En 2014, dans le top 100 des meilleures ventes de jeux vidéo d’Amazon France, 50 % des titres proposaient de jouer un personnage masculin, 4 % seulement une héroïne. En 2015, sur les 76 titres ayant eu droit à une bande-annonce complète lors de l’Electronics Entertainment Expo (E3) de Los Angeles – le plus grand salon professionnel du jeu vidéo –, 46 % donnaient à choisir le sexe du héros, 9 % imposaient une femme et 32 % un homme.
Quand elles sont présentes dans les jeux vidéo, les femmes sont majoritairement représentées avec misogynie : de manière hypersexualisée, et dans un rôle secondaire ou maléfique.
Et gare aux « femmes qui osent refuser et dénoncer cet état de faits« , s’indigne la blogueuse et joueuse française Mar_Lard. Pour preuve, en 2011, Anita Sarkeesian publiait sur sa chaîne Youtube une série de vidéos étudiant les représentations des femmes dans les jeux vidéo. Rapidement, une vaste campagne de cyber-harcèlement s’est organisée contre la jeune femme. Commentaires haineux, insultes, menaces… Elle a notamment reçu de nombreux dessins pornographiques la représentant violée par des personnages de jeux vidéo, et un jeu Flash d’une rare violence a été créé, permettant de la tabasser virtuellement. Elle a fini par porter plainte et a été contrainte de fuir son domicile.
Anita Sarkeesian n’est pas la seule à avoir subi ce genre de harcèlement. En août 2014, la créatrice de jeux vidéo indépendants et militante féministe Zoë Quinn, a déclenché les foudres d’une partie de la communauté gamers, pour avoir trompé son petit ami avec un journaliste spécialiste des jeux vidéo. Accusée de connivence avec les journalistes, elle a également été victime d’une large campagne de harcèlement en ligne.
Dans un article, la blogueuse française Mar_Lard s’en prend également au sexisme dans le milieu du jeu vidéo. Selon elle, le sexisme est un fléau qui touche toute l’industrie du jeu, voire la communauté geek en général. Au travers d’exemples vécus ou observés, elle dénonce la misogynie de certains créateurs, la discrimination envers les femmes lors de conventions ou grand événements autour du jeu vidéo, et la promotion sexiste de certains jeux, photos, vidéos et publicités à l’appui.
Après son article, Mar_Lard a elle aussi été victime de cyber-harcèlement, à coup d’insultes et de menaces. Courageuse, la blogueuse refuse cependant de croire que toute la communauté de joueurs est “une bande de mâles en rut”, machistes et misogynes. Cela reviendrait à légitimer l’argument de certains créateurs de jeux vidéo, prétendant s’adapter à leur public. Or, aujourd’hui près de 50 % des joueurs sont des joueuses. Et quand bien même, considérer que tous les joueurs sont des individus primaires et machistes incapables de considérer les femmes autrement que comme des objets sexuels est extrêmement réducteur. Et très probablement faux.
Quelles solutions ?
Les critiques formulées par ces blogueuses sont très virulentes, et elles ont permis de faire éclater au grand jour le problème latent du sexisme dans les jeux vidéo. Aujourd’hui, ce sujet est suffisamment récurrent pour que beaucoup de grosses productions promettent de faire figurer plus de femmes dans leurs jeux en 2016. Cela avait déjà commencé en 2015 avec la possibilité de faire jouer des équipes féminines dans le très populaire Fifa16 (Electronic Arts). Assassin’s Creed (Ubisoft) a également proposé, pour la première fois de pouvoir choisir entre un héros ou une héroïne ; idem pour Call of Duty (Activision). La progression est lente, mais elle existe.
Une autre solution, plus conventionnelle, pour lutter contre ce problème serait d’agir au niveau du système de classification PEGI (Pan European Game Information). Celui-ci, présent sous forme de pictogrammes permet d’informer les utilisateurs du contenu du jeu : présence de drogues, scènes de sexe ou de violence… Et discrimination. Ce dernier pictogramme est censé représenter les discriminations de toutes sortes. Pour la chercheuse Fanny Lignon, il pourrait cependant être plus spécifique et représenter plus explicitement les discriminations de genre. Selon cette dernière, la meilleure solution reste encore l’éducation et la discussion avec les jeunes amateurs de jeux vidéo, pour leur faire prendre conscience des stéréotypes.
Autre question qui resterait à régler pour plus d’égalité entre les hommes et les femmes dans le milieu des jeux vidéo : la sous représentation des femmes travaillant dans ce secteur. Une étude présentée par l’International Game Developers Association, montre qu’elles ne représentent que 22 % du personnel en 2014 (même si ce chiffre est en augmentation, elles n’étaient que 11,5 % en 2009), et que beaucoup d’entre elles ne sont pas aux postes de décision ou de création… La route est encore longue.
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