En 1998, trois artistes français exposent au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Méconnus du public et des collectionneurs, ils sont issus d’un laboratoire expérimental qui va susciter les convoitises. L’art du XXIe siècle commence.
C’est fou comme la mémoire des expositions est flottante. Si un disque peut s’écouter en boucle, si on peut se repasser un film, l’exposition une fois terminée ne laisse en nous que des fragments, des éclats de vision, des restes mémoriels de déambulation physique dans l’espace. On pourrait penser qu’à l’inverse, les expositions véritablement importantes sont celles dont on a la mémoire la plus aiguë.
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Mais en ce qui concerne l’exposition intitulée Dominique Gonzalez-Foerster – Pierre Huyghe – Philippe Parreno qui s’est ouverte à l’automne 1998 à l’ARC – l’étage expérimental et très contemporain du musée d’Art moderne de la Ville de Paris –, il se passe à vrai dire tout le contraire : en la revisionnant mentalement, je n’en garde qu’un souvenir très évasif, très flottant, presque abstrait.
L’art “à l’état gazeux”
Mais c’était peut-être déjà ici sa véritable importance : ce qui s’était offert aux spectateurs, c’était une “espèce d’espace”, dirait Georges Perec, c’était une exposition composée par trois artistes ; où personne n’avait délimité de territoire propre, où les œuvres étaient pour la plupart réalisées en commun (à deux ou à trois au gré d’un jeu variable de relations) ; une exposition ambient, sans séparation, où l’art se manifestait “à l’état gazeux”, selon l’expression critique (mais finalement assez juste) du théoricien Yves Michaud, pour désigner un certain art contemporain des années 1990. Cette exposition en était la quintessence.
Certes, si je la choisis aujourd’hui pour accompagner les 30 ans des Inrockuptibles où l’on ne s’est mis à l’art contemporain qu’à partir de 1995 (lors du passage du mensuel à l’hebdomadaire), c’est aussi que les artistes prometteurs de l’époque sont aujourd’hui des figures absolument majeures de la scène artistique internationale. Montrés partout dans le monde, ils ont durablement marqué le paysage de l’art.
Le marché ne régnait pas encore en maître
La preuve encore récemment : chacun a eu sa rétrospective au Centre Pompidou, dont celle de Dominique Gonzalez-Foerster (DGF) qui vient de se terminer ; Philippe Parreno qui s’est emparé tout seul du Palais de Tokyo l’an dernier et occupera l’an prochain le Turbine Hall de la Tate Modern à Londres (que DGF avait déjà investi avant lui en 2008) ; et Pierre Huyghe exposait il y a quelques mois au Lacma de Los Angeles et sur le toit du Metropolitan de New York.
Mais en 1998, on est encore au début de cette explosion, et nos trois personnages étaient à peine sortis du laboratoire expérimental des années 1990, ardemment défendus notamment par le critique d’art Eric Troncy et par le Consortium de Dijon, tandis que Nicolas Bourriaud venait tout juste de publier son fameux essai L’Esthétique relationnelle ; ils étaient encore inconnus du grand public, et même largement incompris d’une partie du monde de l’art, comme par exemple la revue Artpress. Et puis l’art contemporain n’était pas encore l’industrie culturelle qu’il est devenu, il n’avait pas toute cette visibilité publique et le marché ne régnait pas encore en maître.
“Ces moments de flottement sont souvent les plus créatifs” Suzanne Pagé
Ainsi s’était constituée à l’époque une nouvelle scène artistique entre Grenoble, Zurich, Londres, Dijon, Nice et New York, indifférente aux attaques contre la nullité de “l’art comptant pour rien”. “Pour moi, il était évident qu’il fallait les inviter ensemble, commente Suzanne Pagé, l’ex-directrice du musée d’Art moderne de la Ville de Paris, depuis passée à la tête de la Fondation Vuitton. On ne savait pas du tout ce qu’ils allaient faire, ni ce qu’ils allaient développer, ‘le format de l’exposition’, comme dit Philippe Parreno, et c’est bien ça qui était passionnant. Ces moments de flottement sont souvent les plus créatifs.”
Et donc, cette exposition trio ? En l’absence de Pierre Huyghe, occupé à l’étranger, on en discute à Paris avec DGF et Parreno. La machine à remonter le temps se met lentement en marche. “Je ne m’en souviens pas, j’étais là ?”, sourit Philippe Parreno. Et peu à peu la chose refait surface.
“C’est nous qui avons décidé de ne faire qu’une seule exposition”
“La directrice nous avait invités tous les trois à faire chacun une exposition monographique. On était souvent ensemble à l’époque, on discutait beaucoup, entre nous et avec d’autres artistes pas forcément issus de la scène française. Là, on reçoit cette invitation pour trois expositions côte à côte, mais c’est nous qui avons décidé de ne faire qu’une seule exposition commune et de nous autocurater, c’est-à-dire de décider nous-mêmes des œuvres, du display, des cartels.”
“Ce qui était révolutionnaire dans le paysage de l’époque, c’était de fondre les trois expos personnelles en un seul paysage. L’exposition entière était dans une sorte de fondu enchaîné. Je me souviens des moments où on pensait ensemble le parcours, la succession des œuvres : c’était comme le montage d’un film”, commente DGF.
Dans ma bibliothèque personnelle, j’ai encore le magazine Anna Sanders réalisé par Parreno et Huyghe, qui était une œuvre à part entière : “C’était un magazine consacré à une seule personne… L’idée était de faire une série qui aurait été les portraits des personnages d’un film, mais on s’est arrêtés au premier numéro.”
“Prendre en main le paratexte de l’exposition”
Et puis il y avait la fameuse narratrice : “Les habituels cartels de l’exposition avaient été remplacés par un petit écran plat, et c’est une jeune femme qui présentait les œuvres. On avait d’abord contacté Michel Polac pour ça ; on le trouvait pas mal comme narrateur, mais ça ne s’est pas fait. La narratrice n’est pas une œuvre en soi, mais c’est une présence liée à l’exposition. Et pour nous, c’était une manière de prendre en main le paratexte de l’exposition.”
Prendre la mesure d’une exposition, c’est bien sûr considérer sa longueur d’ondes, d’abord chez les artistes eux-mêmes : “On devrait lister tout ce qui était déjà présent là et que nous avons amplifié la décennie suivante, commente DGF. Des éléments ont émergé qui sont encore présents dans nos travaux respectifs. Je suis sûre que cette exposition nous apparaîtrait alors comme une sorte de programme des œuvres à venir.”
“Qu’est-ce que ces trois-là vont bien faire ensemble ?” Philippe Decrauzat
Cette longévité, on la retrouve aussi dans le regard des générations ultérieures. Comme dans cette exclamation qui m’est longtemps restée en tête, du peintre suisse Decrauzat un soir d’ouverture de la Biennale de Berlin (il y a près de dix ans) au cours d’une conversation nocturne et agitée où nous parlions à tout-va d’expositions, de scènes artistiques : “Vous les Français, il faut toujours que vous mettiez de la politique culturelle partout, comme si une exposition ne pouvait pas se suffire, comme si l’art ne pouvait pas être un événement en soi. Et pour moi, le seul véritable événement purement artistique de ces dernières années, c’est l’expo de Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe et Philippe Parreno à l’ARC. Là, il n’y avait pas de politique culturelle mais juste cette question, ce suspense : qu’est-ce que ces trois-là vont bien faire ensemble ?”
“Une lecture critique des expositions par le biais de la photographie”
Autre mémoire, et surtout autre regard, celui de l’artiste Pierre Leguillon : “Je revenais à Paris après plusieurs mois de résidence aux Etats-Unis et je suis donc arrivé vers la fin de l’expo. Je m’intéressais aux dispositifs d’exposition, à la façon dont ils conditionnent nos corps et nos postures, et je souhaitais développer une lecture critique des expositions par le biais de la photographie.”
“J’ai donc pris près de 500 photos, en dehors de tout contexte de commande. J’ai récemment rassemblé ces clichés dans un livre unique, ‘filmé’ page après page, comme un documentaire, pour retrouver la dimension cinématique de l’exposition. C’était un projet que j’avais déjà à ce moment-là ; il faut du temps.”
“Il s’agissait davantage de générer des espaces que d’installer des objets” Pierre Leguillon
Revenant à la fois sur ses images et dans l’exposition, Leguillon en restitue la sensation libre et flottante qu’on y avait alors ressentie : “Très simplement, je me postais au milieu de l’espace et j’attendais que les postures des spectateurs se reproduisent. Car ici, les dispositifs étaient précis mais très ouverts, et on avait l’impression que les spectateurs étaient comme ‘mis en scène’. Il s’agissait davantage de générer des espaces que d’installer des objets – il n’y avait d’une certaine manière rien à vendre. Ce qui changeait, c’était la temporalité de l’exposition qui réclamait des visiteurs une autre forme de présence, leur temps n’étant pas compté.”
“C’est la première fois qu’on se sentait à ce point en train de marcher, aucune pièce n’étant séparée d’une autre, sinon par des parois acoustiques ou par la grande vitre posée par Pierre Huyghe, qui dès l’entrée faisait voir en bleu toute l’exposition. Les visiteurs étaient souvent jeunes, et on voit nettement sur les photographies se distinguer les marques de leurs baskets : Nike, Puma ou New Balance.”
“Au fond, l’histoire des expositions a souvent été réduite à la manière de gérer les foules. Ici, on était libre de penser les formats, les rapports à l’image et aux écrans. Moi, je la voyais presque comme une maquette, comme le modèle en trois dimensions d’une exposition possible, à venir.”
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