Disparu le 16 septembre dernier des suites d’un cancer, le cinéaste Jean-Claude Guiguet laisse peu de films derrière lui, mais parmi les plus lyriques et les plus inspirés du cinéma français.
Par Jean-Marc Lalanne
La nouvelle brutale de la mort de Jean-Claude Guiguet jette une lumière nouvelle sur son uvre. On la pensait évolutive. On rêvait aux multiples métamorphoses qu’elle allait encore accomplir (car de la stylisation forcenée et théâtrale des Belles Manières en 78 au réalisme enchanté et aérien des Passagers en 99, Guiguet s’est considérablement déplacé). On désirait la voir s’élargir plus vite (près de sept ans séparent chacun de ses longs métrages). On rêvait d’y ajouter bientôt un film supplémentaire, Le Printemps du monde, un film de chevalerie, situé autour de l’an mil, pour lequel le cinéaste venait d’obtenir l’avance sur recettes. Cela ne sera pas.
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Quatre longs métrages, trois court métrages, c’est donc cela désormais, pour toujours, l’ uvre de Jean-Claude Guiguet. Une uvre trop mince numériquement, et pourtant considérable. Un cinéma emporté et lyrique, où de violents éclairs de romantisme germanique strient le ciel tempéré du mélodrame français. Une uvre à l’audace éclatante, peuplée d’hommes jeunes et de femmes mûres, d’extases violentes et de piqûres d’amour mortelles, d’êtres en proie à de subits transports passionnels (magnifique Louise Marleau dans Le Mirage) et d’autres au contraire s’élevant au-dessus des passions et des hommes (Patachou dans Faubourg-Saint-Martin, Françoise Fabian dans La Visiteuse…) pour proférer avec un détachement presque inquiétant des paroles d’apaisement et de sagesse.
Jean-Claude Guiguet était avant tout un grand cinéphile, formé comme beaucoup de ceux de sa génération (Daney, Skorecki…) par la fréquentation du grand pédagogue Henri Agel. Dans les années 70, il devient critique, publie des textes à La Revue du cinéma, Etudes, la NRF… Cette curiosité pour le travail des autres, cette aptitude à être affecté par les films, ne seront jamais émoussées par sa pratique de cinéaste. Il voyait beaucoup de courts métrages, connaissait bien le travail de ses contemporains et récemment encore dispensait la finesse de ses analyses dans la tribune critique de France Culture, Le Cinéma, l’après-midi. Très vite, le jeune critique élit une famille de pensée et de sensibilité, composée de quelques jeunes autres cinéphiles, tous aimantés autour de l’ uvre d’un cinéaste aîné, Paul Vecchiali. Chez Vecchiali, Guiguet reconnaît sa propre fascination pour les figures de mères transfigurées en stars de cinéma, le goût de la beauté dans son déclin, le même désir de télescoper l’irréalisme et la stylisation outrée du mélodrame à l’analyse acérée des mécanismes sociaux.
Le souvenir du cinéma français des années 30 les soude, recomposé de façon fantasmée et maniériste chez Guiguet, plus organique chez Vecchiali, plus réaliste chez Jacques Davila et Gérard Frot-Coutaz petite bande à laquelle il faut adjoindre deux fortes singularités, Marie-Claude Treilhou et Jean-Claude Biette. L’homosexualité est aussi la question commune qui travaille l’ uvre de chacun d’eux, traitée de façon plus ou moins oblique. Autour de Vecchiali, quelque chose se sédimente qui donne lieu à une éphémère structure de production (Diagonale, pour qui Guiguet réalise son premier long) et un film collectif (L’Archipel des amours).
Des quatre longs métrages, le premier est le plus fulgurant. Sorti en 1979, il est interprété par l’actrice fétiche de Vecchiali Hélène Surgère (mi-Darrieux, mi-Dietrich, comme toujours) et un acteur non professionnel, Emmanuel Lemoine. Les Belles Manières raconte la relation maïeutique d’une grande bourgeoise cultivée et humaniste et de son employé de maison, un jeune prolo mi-candide, mi-sauvageon. En éclairant le jeune homme de toutes les lumières de la haute culture, la dame ne fera accoucher son employé que d’une furieuse pulsion de mort et de destruction. Incendie, viol et pendaison, telle sera la seule récolte de la bonté bourgeoise dans un film qui paraît, avec le recul, comme le seul équivalent hexagonal possible au Droit du plus fort de Fassbinder. Les liens mixtes d’attraction et de violence noués par le rapport de classe reviennent dans les films suivants : entre le percepteur gigolo et la mère de son élève (Le Mirage), le jeune gay un peu fruste et son amant prof (Les Passagers), les clients de l’hôtel chic et les putes qui y travaillent (Faubourg-Saint-Martin). Cet écart, c’est l’espace de tous les frottements, les plus érotiques comme les plus dangereux.
Mais la possibilité du meurtre disparaît dans la seconde moitié de l’ uvre, supplantée dès lors par le motif obsédant de la maladie. Dans Le Mirage, Les Passagers, le court métrage Une nuit ordinaire, la maladie devient le revers de l’amour, et aussi la condition de son exultation. C’est, dans Le Mirage, l’histoire de cette algue microscopique et putride qui recouvre le lac Léman mais le colore d’une somptueuse teinte rouge, ou encore ce virus qui s’empare des vignes et des rosiers en laissant des taches sombres sur leurs pétales. Un chant du monde s’y déploie, où les germes de mort et de vie s’entrelacent, où la putrescence et la beauté font jeu égal. Quelque chose de profondément liturgique porte Les Passagers, chronique de quelques vies tressées autour d’une ligne de tramway.
Peut-être que les grandes uvres sont visionnaires et ont un savoir secret sur la vie de leurs auteurs. Jean-Claude Guiguet a été emporté en quelques mois par un cancer qu’il n’avait pu voir venir, et pourtant, la question de la maladie, de l’agonie, des derniers instants d’extrême lucidité passés dans la pleine lumière du vivant sont au centre de son uvre. L’ uvre désormais devra continuer à grandir sans lui. Depuis quelques années déjà, de jeunes cinéastes, pour beaucoup issus de la Lettre du cinéma (Serge Bozon, Sandrine Rinaldi, Axelle Ropert, Benjamin Esdraffo…) avaient fait de lui, comme de son ami de toujours, Jean-Claude Biette, une figure exemplaire d’aîné et de son uvre un objet d’admiration. Encore trop confidentielle, mais si fiévreuse et inspirée qu’elle ne devrait cesser de rallier de nouveaux émules, l’ uvre de Jean-Claude Guiguet est une des plus belles et marquantes du cinéma français moderne. ||
A voir Le dimanche 2 octobre à 11 h 30 au Ciné 104 à Pantin : Métamorphose + Le Mirage, en hommage à Jean-Claude Guiguet.
4 DVD (K Films) : Les Belles Manières (en bonus, Une nuit ordinaire, court métrage) ; Faubourg-Saint-Martin (en bonus La Visiteuse, court métrage) ; Le Mirage ; Les Passagers.
A lire Lueur secrète de Jean-Claude Guiguet (Aléas), recueil de textes critiques Lettre du cinéma n°9 et n° 10, entretien-fleuve réalisé par Serge Bozon et Benjamin Esdraffo.
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