Suite de l’histoire : entre réalité et fiction, Denis Robert poursuit sa déambulation désenchantée, entre Offshore Leaks et pokers menteurs dérégulés
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On a laissé l’écrivain dans une pizzeria lorraine, en pleine discussion avec son ami mafieux Etsio. Deux pizzas jambon, mozza, roquette viennent d’arriver sur la table. Etsio prend la parole.
« Tu as des infos sur la liste avec les noms (celle d’Offshore Leaks – ndlr) que les journalistes ont récupérée ?
– Ils ne veulent pas publier tous les noms. Mais ce n’est qu’une première liste… Il y en aura d’autres… Ça va devenir de plus en plus dur de planquer son oseille…
– Je le sais et ça coûte de plus en plus cher. Je vais te parler franchement… Je n’ai pas mis un centime là-bas. Tu me vois aller à Singapour ? J’aime pas l’avion. Mais tu as vu ce qu’à dit Frieden (le ministre des Finances luxembourgeois – ndlr)… Ils veulent lever le secret bancaire au Luxembourg. Qu’est-ce que tu en penses, toi qui les connais bien ?
– Tu les connais mieux que moi… Je pense que c’est du flan. Et tu as le temps de te retourner. C’est pour 2015. Il suffit que tu mettes tes économies au nom d’une société. Ils ne lèvent pas le secret pour les sociétés…
– Donc, rien ne va changer d’après toi…
– Non, pour toi, rien…
– Tu sais combien on leur a donné l’an passé ?
– Non, combien ?
– Beaucoup… »
Etsio a l’air satisfait. Il demande à Léa d’aller chercher un vieux chianti. Les pâtes vont arriver. Il sourit…
« Michele me dit qu’ils t’ont encore baisé dans ce journal. Pas un mot sur toi… Quelle bande de putes… T’en as pas marre ?
– Laisse tomber, j’ai tourné la page…
– Ils te foutent le nez dans la merde. Ils t’envoient presque en taule et après ils recrachent mot pour mot ton enquête. Comment tu peux supporter ça ? »
Etsio sort un exemplaire du Monde daté du 6 avril et lit : « Paradis fiscaux, deux banques françaises épinglées…’ Tu l’avais écrit, ça, il y a dix ans, non ? Pourquoi ils s’énervent aujourd’hui ? Et la veille, tu as lu ? »
Etsio ajuste ses lunettes et lit l’édito : « Il est urgent de renforcer les règles, les contrôles, la coopération transfrontalière. La lutte contre le blanchiment passe par là. Et les banques occidentales amatrices de schémas opaques pourront difficilement…’ Attends, ce journal défend le système et les banques depuis trente ans. Et là, parce que le vent tourne…
– Laisse tomber Etsio. Je te dis que je m’en fous. C’est un épiphénomène…
– Un quoi ?
– Rien… »
On mange en silence. J’ai le cerveau en fusion. Comment lui dire que le capitalisme est devenu une machine folle qui peut le balayer lui aussi ? Une usine à faire voyager les richesses clandestinement, à creuser des abysses. Hollande et ses amis, même gonflés à bloc, n’y parviendront pas. Il le sait bien, il peut montrer qu’il essaie. Il peut attaquer Chypre, pas le Luxembourg. Et encore moins la City ou Francfort. Les banquiers sont les piliers du système. Un oeil partout, ils restent les plus forts. Ils en seront les fossoyeurs. L’argent n’est jamais un problème pour eux.
Ce doit être l’ambiance de Rosselange où sont enterrés tous ces travailleurs italiens, les pénitents à genoux sur les tombes, les vieilles dames astiquant les plaques en marbre, le chianti, la faconde et la morgue d’Etsio, le souvenir du Dalflex et des petites voitures que je faisais glisser des heures durant. Ce doit être mon fils qui joue au soldat dehors avec un fusil mitrailleur offert par son oncle. Je nous sens alourdis, lents, attirés par le passé, lestés de béton, rattrapés par les morts, trop perplexes face à l’avenir.
» Toi, tu devrais faire de la politique plutôt que des livres qui ne servent à rien », glisse Etsio. Je connais sa leçon par coeur. Quand viendra la grappa, il dira qu’il est même prêt à me financer. « On était presque tous communistes dans la famille, tu le sais… » Je nous sens désemparés, prêts à dire que le Diable et le bon Dieu, c’est pareil. Je revois Guido me mettre la main sur l’épaule et je l’entends me glisser : « Tu sais, Etsio et ses amis en ont dépanné beaucoup ici. Inutile de te le mettre à dos. » Je sais. Je n’ai pas la pêche aujourd’hui.
Je reprends la route vers Moyeuvre, après les avoir embrassés et décliné la grappa. Là aussi, les maisons s’effondrent à cause des galeries de mine abandonnées trop vite. Peu de signes d’espoir dans ces villages qui rentrent dans le sol. Des cafés fermés. Des usines rouillées. Des enfants emmitouflés buvant de la Valstar. Je me demande si Copé, Wauquiez ou Hollande pensent à la mort, au temps qu’il leur reste pour arrêter de mentir. Je pense à l’aveu de Cahuzac. Rien que pour ce message, ça valait le coup d’attendre. La vie réserve aussi de belles surprises. C’est grâce à lui tout ça. Ce soudain basculement.
On appauvrit les nations. On ferme les mines, les écoles. On s’est détaché du travail des hommes. On les a vampirisés. On a sucé leur force de travail. Mittal a racheté Arcelor qui avait mangé Usinor qui avait phagocyté Sollac et Sacilor qui avaient racheté Wendel. Cinquante ans d’histoire de la sidérurgie ainsi résumés. Les maîtres des forges ont bien vendu, ont su réinvestir ailleurs. Dans l’édition par exemple. Regardez la mauvaise mine d’Ernest-Antoine Seillière, gérant la fortune du clan Wendel. Avec l’argent de la sidérurgie, il a embauché un trader de luxe et s’est lâché sur les marchés financiers. Après avoir revendu en 2008 le groupe Robert Laffont aux Espagnols de Planeta, il a investi dans les énergies renouvelables, les batteries ou le nucléaire. S’il est si riche aujourd’hui, il le doit aux Ritals de la vallée de l’Orne, aux Polaks de la vallée de la Fensch. En quoi est-il différent des oligarques russes qui ont pillé l’économie soviétique ? Il a compris qu’on ne ferait plus d’argent dans l’acier à moins de s’appeler Mittal et de penser monde, de délocaliser, de fusionner, de défiscaliser. Prédateurs contre prédateurs. Seillière va peut-être finir en zonzon. Mittal pas encore. Alors oui, les Ritals se vengent et s’organisent entre eux pour jouer sur la petite table à côté de celles des barons. La mafia s’est policée, s’est fondue dans le moule de l’époque. Elle achète des hôtels, des entreprises de transport, des pizzerias. Elle achète des banques plutôt que de les braquer. Elle paie des ingénieurs financiers qui ont toujours deux coups d’avance.
Cette ingénierie, ce sens des affaires, ce jeu de coulisse, ce pillage, n’est pas sans effet sur nos vies. Chaque année ici, les queues s’allongent devant les bus des restaurants du coeur. Entre le monde de l’industrie qui se paupérise et celui de ces cités ouvrières, au-dessus de ces villages endormis, on a créé un monde sans loi. Un village financier peuplé d’initiés qui spéculent et créent des mondes virtuels. On parie et on invente des produits financiers, des couvertures, des effacements de trace à ces spéculations. Qui contrôle ces pyramides de lucre ? Personne. Une poule sans tête. Ces produits financiers enflent tandis que les ressources qui pourraient garantir les risques s’épuisent. Les banques et les marchés financiers ébruitent des nouvelles, alignent des chiffres que publient les journaux pour occuper l’espace, faire croire à l’existence de règles. L’invention d’indices vise à masquer une faillite globale. L’idée que ce système serait éternel est sans fondement. La matière noire de la finance, l’enrichissement de quelques-uns au détriment du plus grand nombre, la financiarisation de l’économie, la non-rémunération à une juste valeur du travail des hommes, l’épuisement des ressources énergétiques tendent vers un effondrement. Le capitalisme n’est pas devenu de plus en plus fou, mais de plus en plus clandestin. Et complètement décérébré. Pas de marionnettiste derrière le bordel. Du vide.
Plus intéressant encore, à mes yeux, que le Offshore Leaks – qui ne décrit au fond que du banal –, dans un long papier, » A Secretive Banking Elite Rules Trading in Derivatives », de Louise Story, le New York Times a révélé, le 11 décembre 2010, que les patrons de neuf des plus grandes banques de la planète se réunissaient les troisièmes mercredis de chaque mois dans un bureau de Manhattan pour mettre au point des stratégies communes concernant les produits dérivés. Ces paris financiers qui font la richesse des banques et la pauvreté des nations. Ce cercle très fermé, cette élite bancaire, aurait recréé, selon le NYT, une nouvelle chambre de compensation visant à éviter les risques entre eux. Et à compenser ensemble leurs pertes hypothétiques et leurs gains. Ainsi, à l’insu des autres banques et de leurs propres salariés, les dirigeants de Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan Chase, UBS, Deutsche Bank, Barclays, Crédit suisse, Citigroup, Bank of America faisaient leur business dans leur coin, se réunissaient dans le plus grand secret. Louise Story a révélé là ce qu’il faut bien nommer un complot. C’est écrit. Noir sur blanc. Et rien ne se passe. Goldman ne s’est jamais porté aussi bien. C’est un peu comme mon histoire. Je décris par le menu un système organisé, industriel et clandestin d’effacement de transactions et de comptes cachés. J’en fait un livre, puis deux. Un film, puis deux. Je me pète soixante procès que je finis par gagner. J’en fais même un rapport que je remets à François Hollande avant qu’il ne devienne président. Et que croyez-vous qu’il advienne ? Rien. La boîte que je mets en cause et dont le nom me file la nausée continue à prospérer au coeur de l’Europe, entre Francfort et Luxembourg. Elle publie des chiffres ahurissants sur le montant des transactions opérées chez elle et dans la centaine de pays (dont la moitié sont des paradis fiscaux), où elle a ouvert des comptes. Onze mille milliards d’euros.
Ici, entre Rosselange, Moyeuvre et Florange, le vol est ostensible. Les banquiers d’affaires et leurs ingénieurs financiers sont les maîtres d’oeuvre de cette stratégie visant à la dilapidation des biens collectifs. Ce sont des pickpockets inventifs. Nous sommes dans un casino géant où l’on passe d’un monde à l’autre en misant sur des promesses de fortune. Les hedge funds, ou fonds spéculatifs, restent l’essence du capitalisme. Il faut miser plus pour gagner plus. Et planquer son as, comme au poker. Celui qui arrête de jouer, essaie de se reposer deux secondes, perd la partie. Le secret du jeu, c’est le mouvement. Et l’absence de règles. Toute règle est une limite. Si Madoff ne s’était pas fait prendre, il serait toujours le roi du monde. Et Kerviel aurait pu s’en tirer si la Société générale n’avait pas arrêté la partie. Sous l’apparente banalité de leurs gestes, derrière les écrans plasma, entre les entrées et les sorties de limousines, se joue sans doute le dernier acte du capitalisme. Sa lente désintégration. L’informatique est à ce point géniale qu’elle joue sans trace immédiate et apparente. Elle dématérialise à mort. Le mal viendra plus tard. Les prédateurs financiers, vifs comme des léopards, nous entubent avec maestria depuis tant d’années. Leurs valets nous endorment. Un jour, nous nous rendrons compte qu’ils sont allés trop loin. Ce sera trop tard. Nous serons sur des routes à nous demander comment on a pu laisser filer la situation. Ils seront responsables du désastre. Ça nous fera une belle jambe.
Je suis né à Moyeuvre. La maternité a fermé. Plus personne ne naîtra ici.
« On y va papa ?
– On y va Woody.«
Denis Robert
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