La beauté fait rêver, mais elle peut être aussi terriblement ennuyeuse. Le Berlinois d’adoption Del Keens en sait quelque chose, lui qui a fait carrière dans la mode grâce à son physique hors-norme. L’ex-égérie de Calvin Klein et Levi’s est désormais à la tête d’une agence de mannequins qui fait un doigt d’honneur aux canons […]
La beauté fait rêver, mais elle peut être aussi terriblement ennuyeuse. Le Berlinois d’adoption Del Keens en sait quelque chose, lui qui a fait carrière dans la mode grâce à son physique hors-norme. L’ex-égérie de Calvin Klein et Levi’s est désormais à la tête d’une agence de mannequins qui fait un doigt d’honneur aux canons de beauté actuels.
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« Hey, toi !! – Oui, c’est à TOI qu’on parle. Toi non plus tu n’es pas dans le top dix ni même le « Next Super Model » allemand ? Tu t’acceptes tel que tu es à l’intérieur comme à l’extérieur, tu te fiches des diktats de la mode, du nouveau « régime en deux semaines » et du nez refait porté aux nues par la société, et tu n’as pas l’IMC recommandé ? » Alors te voilà au bon endroit et tu es un véritable MISFIT MODEL. »
Voilà comment Del Keens harangue ses potentielles recrues sur le site internet de son agence, Misfit Models – « misfit » : « inadapté », « marginal » en anglais, un nom qui claque pour un projet qui frise l’insolence: vendre du laid, du gros, du vieux, du bizarre ou de l’übernormal à un monde de la pub traditionnellement obsédé par les nymphettes aux silhouettes éthérées et les éphèbes musculeux.
Lui-même a posé pour des grands noms de la mode tels que Calvin Klein, Levi’s et Diesel dans les années 1990, ce alors qu’il n’avait a priori pas la gueule de l’emploi : de grands yeux interrogateurs, un sourire un peu nigaud qui dévoile un chassé-croisé dentaire, mais un visage fascinant par son étrangeté et un style rockabilly impeccable, avec banane gominée qui tapa dans l’œil d’un photographe dans une rue de Londres. Del Keens était alors âgé de 23 ans, n’avait pas fait d’études, travaillait comme coursier à moto et avait passé son enfance à essuyer les moqueries à cause de son physique singulier. « Cela a changé ma vie », estime-t-il, convaincu que ce qui lui est arrivé peut aussi arriver à d’autres.
Vendre du rire plutôt que du rêve
« Je cherche surtout des hommes qui ressemblent à des ouvriers du bâtiment, à des travailleurs, pas des jolis visages de la classe moyenne comme en ont généralement les mannequins et les acteurs », explique Del Keens. « On veut des visages qui donnent l’impression que les gens n’ont pas dormi depuis des nuits, des visages burinés et pas celui de quelqu’un qui se tartine de crème hydratante, des bonnes gueules anguleuses, des gens qui ont l’air en colère… Cela dépend de ce que souhaite le client. »
Depuis l’ouverture de son agence à Berlin en 2012, il a signé des contrats avec de grands groupes comme Vodafone ou Sixt à la recherche d’égéries qui fassent vendre du rire plutôt que du rêve, preuve qu’il y avait là un filon à exploiter. Del Keens ne cache d’ailleurs pas s’être inspiré d’Ugly Models, une agence de mannequins londonienne pionnière dans cette niche et pour laquelle il travaille comme mannequin depuis vingt ans.
Les boîtes de production en quête de « gueules » pour de la figuration ou des seconds rôles trouvent souvent leur bonheur parmi les quelques centaines d’hommes et de femmes de tous âges, de toutes nationalités et aux looks très variés qu’on devine facilement malgré le marcel blanc estampillé « Misfit Models » qu’ils sont tous tenus de porter sur le catalogue : un biker aux avant-bras recouverts de tatouages, un sosie d’Amy Winehouse, une drag-queen, un indien aux longs cheveux noirs, un vieux barbu au ventre replet, une princesse seapunk…
Réservoir d’archétypes
Le catalogue de l’agence tient plus du réservoir d’archétypes que du freak show, même si y figurent également des nains et une femme à barbe. « Je veux proposer des mannequins différents sur le marché allemand », se défend Del Keens. « On ne voit presque que des gens beaux et ennuyeux dans les publicités ici. C’est très rare par exemple de voir un mannequin noir, ou turc, alors qu’en Angleterre il y a des mannequins de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. »
Parmi ses dernières recrues, Nadine, 37 ans, une avenante créatrice de bijoux aux boucles brunes et au visage recouvert de petites taches de rousseur. Se présenter à un des castings de l’agence relevait pour elle du défi : « C’est un pas de plus pour apprendre à m’accepter », explique-t-elle pudiquement. « J’ai subi beaucoup de moqueries à l’école, et ma mère adoptive m’a même dit un jour que j’étais si laide que je ne trouverais jamais de mari. » Inscrite depuis six mois, Nadine attend toujours son premier shooting. Bien que l’agence représente de nombreuses femmes, celles-ci sont beaucoup moins demandées que les hommes par les publicitaires, preuve que les femmes sont toujours encore plus assujetties aux canons de beauté que les hommes.
Boris, 40 ans, philosophe de formation, est l’un des mannequins les plus bookés de l’agence. Son petit ventre, son crâne dégarni, ses yeux bleus malicieux et ses lunettes rétro qui lui donnent des airs de professeur excentrique en font un personnage apprécié. Del Keens l’a recruté après l’avoir repéré au Bassy, un des rares club rock’n’roll que compte Berlin. Il a accepté sans hésiter : « Je ne me suis pas dit que j’allais devenir une star mais j’ai pensé que ça pouvait être un bon job. Ça ne me pose pas de problème de faire rire, c’est amusant. » Son physique ? Boris répond, philosophe : « Je n’ai pas vraiment d’avis sur moi-même. De toute façon, dès qu’on se regarde de très près dans le miroir, on est toujours moche, quel que l’on soit. »
Annabelle Georgen
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