LES HAUTS ET LES BAS DE ROCKY BALBOA
STALLONE RENFILE LES GANTS ET SON
FLOTTANT POUR UN DERNIER TOUR DE
PISTE. DÉCRYPTAGE DU MYTHE ROCKY,
MUSCULEUSE MAIS FRAGILE INCARNATION
DU CINÉMA HOLLYWOODIEN DES
TRENTE DERNIÈRES ANNÉES.
C’est peut-être la meilleure réplique
de Rocky Balboa, celle qui en dit le plus
long sur le projet de ce sixième
opus de la série Rocky : à son prochain
et fringant adversaire qui lui
conseille de rester à la retraite,
Rocky déclare : « Ce n’est pas fini
tant que ce n’est pas fini. » « C’est quoi,
ça, un slogan des années 80 ? », réplique
le jeune impudent. « Plutôt des
années 70″, reprend, avec une précision
tranquille, le sexagénaire. En
tant qu’historien en chef de sa
propre mythologie, Stallone n’est
pas prêt, en effet, de confondre les
deux décennies.
Les années 80 étaient celles des
chiffres : ceux du box-office, du
compte en banque florissant et des
épisodes qui s’accumulent en tombant
dans le vide. En 1985, annéephare
dans l’abominable, l’acteurréalisateur,
alors au sommet de sa
popularité, enchaîne sans frémir
Rocky IV et Rambo II. Mais les années
70 représentaient quelque
chose d’autre, d’assez radicalement
différent : il s’agissait encore d’inventer
sa propre histoire, de se faire un nom ou, du
moins, un prénom. Ce fut celui de Rocky, piqué
au boxeur légendaire Rocky Marciano.
Dans le choix de ne pas numéroter ce sixième
volet de la série, mais d’y adjoindre plutôt un
patronyme, s’inscrit ainsi non seulement la volonté
claire de boucler son grand
oeuvre mais aussi le désir d’échapper
à la comptabilité des années
perdues pour littéralement recoller
au début en retrouvant, sur le fil,
un second souffle romanesque.
Monsieur Balboa, c’est moi
S’il y a un oscar que Stallone aurait
dž remporter haut la main,
plutôt que les nombreux Razzye
Awards (récompenses parodiques
venant saluer les pires performances
de l’année) qui n’ont cessé
de ponctuer sa carrière d’acteur dans les années
90, de Cliffhanger à Demolition Man en
passant par Judge Dredd, c’est celui de la
« meilleure scène primitive de tous les temps ».
Difficile, en effet, de battre Sly sur ce terrain
puisque ladite scène a lieu au moment même
de sa naissance, en 1946 à New York. Lors
d’une mise au monde difficile, les chirurgiens
ont recours aux grands moyens pour retirer
l’enfant du ventre de sa mère. Conséquence de
l’opération : une semi paralysie faciale chez le
nourrisson. Dès les premières secondes de son
existence, Stallone avait ainsi trouvé à la fois
son trait physique le plus frappant et son
schéma narratif préférentiel (l’accouchement
au forceps) qu’il n’allait avoir de cesse de reproduire
dans sa vie avant de le projeter sur
grand écran.
Adolescent déjà, il effectue sur lui-même une
double transformation forcée : il fait d’un corps
plutôt fluet une masse de muscles en soulevant
de la fonte et corrige, dans le même temps, ses
problèmes d’élocution en
récitant des poèmes de son
écrivain favori, Edgar Allan
Poe. Mais c’est bien sžr l’histoire
entière de Rocky qui
fait de cette figure de la
conception tardive et douloureuse
un véritable emblème.
Pour le comédien trentenaire,
il s’agit de sortir d’années
de galère faites de petits
rôles (on l’aperçoit dans
Bananas de Woody Allen) et
de prestation à oublier (le fameux film érotique
rebaptisée, après coup, L’Etalon italien).
Il décide alors d’écrire lui-même le scénario
que personne ne pense à lui proposer. Mais
après être parvenu à séduire les studios avec
son histoire, il lui faut encore arriver à les
convaincre de confier le rôle principal à un inconnu
plutôt qu’à une star confirmée (les
noms de James Caan et de Burt Reynolds sont
d’abord évoqués).
Ces batailles d’avant tournage se retrouvent,
évidemment, dans le script même de Rocky
où un champion confirmé, Apollo Creed, décide
de donner sa chance à un underdog local
dont la carrière obscure semble d’ores et déjà
pliée. Rien de plus logique ainsi que la scène la
plus célèbre du film, et de toute la carrière de
Stallone, soit celle de l’ascension des marches
du musée d’art de Philadelphie. Avec un peu
de psychanalyse de bazar, on y reconnaîtra
sans mal la symbolisation sportive de son accouchement
différé.
Pas de deux
La série des Rocky, désormais disponible en
coffret DVD, marche par deux. Chacun de ces
couples de films se définit par une caractérisation
propre des personnages (de leur psychologie
comme de leur ancrage sociologique)
et une structure narrative spécifique qui reflètent
des âges différents du cinéma américain.
Rocky I (1976) et II (1979) se glissent ainsi
exactement entre le déclin de la Blaxploitation
et l’essor du nouvel Hollywood, entre Les
Nuits rouges de Harlem et Mean Streets (de
Scorsese). Dans ces deux épisodes, le personnage
de Rocky navigue ainsi entre son adversaire
Apollo Creed (le très « black power » Carl
Weathers) et son beau-frère Paulie (le très
« Joe Pesci » Burt Young) comme entre les
cuivres de Bill Conti et l’image pauvre de James
Crabe. Le producteur Irwin Winkler enchaînera
d’ailleurs, sans solution de continuité, le tournage
de Rocky II avec celui de Raging Bull.
Il ne faut pas sous-estimer la réelle noirceur
de ces deux premiers opus. D’une durée approchant
les deux heures, ils passent l’essentiel
de leur temps à décrire l’histoire d’amour
improbable entre un débile (« dumb ») et une
demeurée (« retarded ») dans un quartier miteux
de Philadelphie. L’entraînement et le
combat de boxe n’occupent
alors que le dernier tiers de Rocky I.
Et le rêve américain (« tout le monde
a droit a une seconde chance ») y est
encore traité, avec une ironie mordante,
comme un bon concept publicitaire,
déniché par Apollo Creed
pour attirer les chalands au spectacle.
Dans le second épisode, Rocky
se révèle même incapable de capitaliser
sur son succès, trop résolument
marginal pour saisir les opportunités
qui s’offrent à lui. Quand
il finit, contraint et forcé, par remonter
sur le ring, un médecin lui
prédit une cécité certaine en cas de
combat prolongé. En bonne logique
narrative, ce premier personnage
était condamné à ne sortir ni de son
quartier ni des années 70.
Golden eighties
De ce point de vue, Rocky III (1982)
et IV (1985) sont moins la suite des
épisodes précédents qu’une réinvention
totale de la série avec un
nouveau format plus resserré, plusieurs
combats par film et des personnages
débarrassés de leur passé
gênant comme de leurs handicaps.
Si Stallone peut si facilement métamorphoser
son pauvre Rocky en un pur winner décomplexé,
c’est sans doute qu’il pense avoir trouvé
un nouveau personnage pour se débarrasser
de sa part la plus sombre : le soldat vétéran
John Rambo, précisément bloqué dans les
combats des seventies et dont les premières
aventures (les seules qui vaillent) sont tournées
la même année que Rocky III.
D’un point de vue cinématographique, ces
deux nouveaux volets épousent, pour l’essentiel,
les dernières évolutions de la production
hollywoodienne : primat du visuel,
scénarios rachitiques, inclusion de
nombreuses séquences « clippées »
sous influence MTV. Si Rocky III,
porté par un tube imparable (The
Eye of the Tiger de Survivor) et la
prestation grandiloquente de Mr. T.,
possède encore un certain charme
pop, Rocky IV tombe, en revanche,
franchement en dessous du niveau
de la mer. Oublié le persiflage politique
des premiers temps. La tenue
parodique d’Apollo Creed, aux couleurs
du drapeau américain, est
maintenant reprise au premier degré
par Rocky face au méchant soviétique,
Ivan Drago (interprété par
Dolph Lundgren).
Lourdeur idéologique, mais aussi
erreur esthétique. Pour prouver sa
supériorité nationale, Stallone joue
la carte du monsieur Muscle 100%
naturel, nourri au grain et élevé en
plein air, en laissant à son adversaire
le soin d’incarner à l’écran le
corps machinique et anabolisé. La
fascination des spectateurs avait
pourtant déjà changé de camp depuis
un an avec la sortie de Terminator
(1984).
Si les films d’action de Stallone des années 80
ont si mal vieilli, ce n’est pas ainsi seulement
parce que Sly est un moins bon réalisateur
que Cameron ou McTiernan mais en raison
aussi de la double naïveté, morale et artistique,
de son principal représentant. Héros
terrien et pathétique, Rocky
n’avait aucune chance de
survie dans la seconde moitié
des années 80, dépassé
par le nouveau héros technologique
(Arnold Schwarzenegger)
comme il le sera,
quelques années plus tard,
par le nouveau héros sarcastique
(Bruce Willis).
Terminus nostalgie
Les années 90 ne feront
que confirmer et renforcer
cet écart avec le double essor
de l’imagerie numérique
et de la vague asiatique
(adieu la boxe, bonjour
le karaté). Avant d’être
contraint de ranger les gants
pour une période de plus de
quinze ans, Stallone tient cependant
à reprendre une
nouvelle fois son personnage
pour tenter de lui redonner
ses lettres de noblesse.
Dans Rocky V (1990),
comptent moins ainsi les
détails de l’histoire (ruiné
par des malversations financières,
Rocky se consacre à l’entraînement
d’un jeune poulain qui le trahit en succombant,
suprême ironie, aux sirènes du sport
business) que la volonté marquée de revenir
au schéma d’origine de la série (durée plus
longue, scénario psychologique). C’est ce même
souci qui traverse, aujourd’hui, Rocky Balboa.
Mais, à la différence de l’épisode précédent,
trop bancal et artificiel, Stallone peut dorénavant
s’appuyer sur un atout de taille : son
propre physique.
Depuis la fin des années 70,
le réalisateur n’a cessé de
jouer de la nostalgie. Même
les films rutilants des années
80 étaient hantés, en
sourdine, par la disparition
d’une époque révolue (mort
de Mickey, son entraîneur,
dans Rocky III, d’Apollo Creed
dans Rocky IV).
Cette nostalgie restait cependant
marginale. Dans
Rocky Balboa, elle occupe enfin
le centre de la scène puisqu’elle
s’incarne dans le
corps même de son principal protagoniste. On
peut oublier ici l’astuce scénaristique du combat
virtuel entre le nouveau champion du
monde et son illustre aîné qu’une télé décide
d’organiser par ordinateur interposé, comme
on peut négliger, sans perte, la dernière séquence
du combat réel qui finit par les opposer.
Mais la première heure du film, entièrement
consacrée au personnage de Rocky, est
bouleversante. Ayant perdu sa femme (« Aaadrrrienne
! ») et sa raison de vivre, l’ancien
boxeur y tient un petit restaurant italien,
sorte de mini Planet Hollywood, rempli de ses
trophées passés. Son fils ne lui parle plus, son
beau-frère Paulie, seul compagnon survivant,
est redevenu l’alcoolo raciste des premiers
épisodes. L’illusion politique des années 80
s’est elle aussi enfuie : les rues de Philadelphie
sont plus misérables encore qu’il y a trente
ans. Dans ce retour mélancolique à la case départ,
Stallone a surtout l’intelligence de se filmer
tel qu’en lui-même, sans tricher sur son
âge ni sur le sentiment perceptible
d’un gâchis prolongé. Bodybuilder
fantomatique, il promène sa silhouette
de monument en ruine
avec une délicatesse d’ogre repenti.
Going the distance
Avec le premier Rocky, Sylvester
Stallone avait trouvé son double de
cinéma : à la fois son Charlot et sa
Marilyn, aussi démuni que le premier,
aussi décérébré que la seconde.
En le transformant en porteparole
de l’Amérique reaganienne,
il l’avait perdu en s’égarant luimême.
Il aura fallu attendre cet ultime épisode
pour que leurs destins coïncident de nouveau
à l’écran. Dans cette émouvante indistinction
renouée sur le tard avec son personnage, l’acteur
réalisateur retrouve l’esprit original de la
série qui n’était pas tant de gagner (l’obsession
de la win ne vient qu’avec les années 80) que
de « tenir la distance » comme le disait un des
titres composés par Bill Conti pour le premier
Rocky en 1976 (Going the Distance). Vu la
beauté du final, on n’est même pas sžr de regretter
les mauvais rounds.
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