Correspondant de France 2 à Jérusalem depuis 1981 et mémorialiste précis de la société israélienne, Charles Enderlin décrit dans son nouveau livre l’ascension du fondamentalisme juif.
Il parle, Charles. Enderlin est un vrai moulin à paroles, brassant tous les faits marquants de l’histoire israélienne, dont il semble n’ignorer aucun secret, qu’il soit d’alcôve, de la Knesset ou du Shin Beth. A l’écouter, à le lire, on a l’impression qu’il est toujours resté aux avant-postes de la vie politique israélienne, qu’aucune négociation diplomatique n’a échappé à sa sagacité, qu’aucune épreuve de force n’est passée au-dessus de lui, que la paix espérée, puis avortée, entre les Israéliens et les Palestiniens insuffla sa propre existence, suspendue au destin de la région. Installé à Jérusalem depuis décembre 1968, il n’en est jamais parti. Cette sédentarité participe de sa singularité dans la profession des journalistes correspondants à la télé, où une règle impose de ne jamais dépasser un certain seuil d’années, au nom du principe de mobilité.
De Charles Enderlin, 67 ans, les téléspectateurs français ont d’abord une connaissance sensible, quasi intime : sa voix caverneuse est comme un monument national qui abrite depuis le début des années 80 notre vision d’Israël. Comme si la connaissance du conflit israélo-palestinien passait d’abord par son filtre personnel. Par un son qui enveloppe de sa chaleur directe les images d’une région désolée, isolée au coeur du monde. Les guerres, les tensions, les négociations diplomatiques portent en France l’empreinte de sa signature télévisuelle : celle d’un observateur aux aguets, d’un mémorialiste qui depuis plus de trente ans consigne au plus près les faits et gestes d’un drame géopolitique de plus en plus bouché.
Il ne croit plus la paix possible
De passage à Paris pour parler de son nouveau livre, Au nom du Temple – Israël et l’irrésistible ascension du messianisme juif (1967-2013), bientôt adapté en documentaire pour France 2, il est tel qu’il paraît dans le poste : un roc, impassible, sans affect, soucieux de livrer ses connaissances sur les élans et les ratés du processus de paix. A la paix, il ne croit plus, simplement parce que « les colons ont gagné ». Le sionisme religieux a imposé sa force dans la société ; le mouvement des colons est devenu une force politique centrale sans jamais s’arrêter d' »infiltrer l’administration et l’armée ».
« Ces révolutionnaires nationalistes religieux ont réussi à créer une situation quasiment irréversible en Cisjordanie », souligne-t-il. Et d’ajouter : « Il n’y aura pas d’Etat palestinien, car on n’évacuera pas 350 000 colons juifs de Cisjordanie. »
L’Etat séculier entretenant autrefois un lien avec la religion s’est transformé en un Etat obsédé par l’orthodoxie religieuse. Comme il le rappelle, « un tiers du Likoud est aujourd’hui représenté par des militants de ce mouvement fondamentaliste messianique » qui a la forme d’un « vrai mouvement révolutionnaire » pour lequel « la fin justifie tous les moyens ». La généalogie précise de ce mouvement créé par une poignée de rabbins et d’activistes religieux, qui aspire aujourd’hui au droit pour les juifs de prier sur le mont du Temple, le conduit à un désenchantement perceptible dans son regard vaguement perdu. Il mesure parfaitement que, pour des raisons culturelles et démographiques (la droite religieuse a le plus fort taux de natalité), le mouvement a gagné la partie.
Le vieux rêve brisé de 1993
Comme il paraît loin, le projet sioniste libéral des origines ; comme il est loin, le rêve d’un Etat palestinien, qui ne pourrait resurgir que si les dirigeants palestiniens acceptaient « un Etat croupion sur une partie de la Cisjordanie. (…) Ce qui semble improbable ». A tel point que « l’avenir d’Israël, de sa démocratie, du sionisme libéral et de la paix dépendra de la manière dont le judaïsme saura résister à l’appel de l’eschatologie ».
Comme elles sont loin aussi les espérances auxquelles Charles Enderlin a cédé deux ou trois fois en trente ans. « La venue de Sadate en 1977 à Jérusalem, trois ans après la guerre du Kippour, j’en garde un souvenir fabuleux ; je travaillais à la radio israélienne à l’époque ; les gens pleuraient. » Le traité de paix israéloégyptien de 1979 et les Accords d’Oslo, en 1993, sont aussi évidemment restés comme des moments clés de ce vieux « rêve brisé » qu’il analysa dans un précédent livre.
Une parole qui dérange
Avec sa vision, pourtant idéologiquement neutre et toujours étayée par les faits, précis, éclairés, il ne s’est pas fait que des amis. La polémique née de son reportage sur le petit Mohammed al-Dura, tué par les balles israéliennes (ce que contestaient ses opposants) au début de la seconde Intifada, en 2000, a rappelé que sa parole dérange toujours.
« Des organisations pro-israéliennes n’aiment pas mon travail, notamment parce que j’ai affirmé qu’il n’y a jamais eu de proposition généreuse de Barak à Arafat à Camp David (en 2000 – ndlr) et qu’Arafat n’avait pas déclenché l’Intifada. Ce que tout le monde sait aujourd’hui : les négociateurs américains, les personnalités israéliennes confirment tous ce que j’ai écrit. Le documentaire récent de Dror Moreh, The Gatekeepers, insiste là-dessus : il n’y a jamais eu de stratégie pour obtenir un accord. »
Calme, posé, à distance des agités, Charles Enderlin a appris, par-delà son tempérament, à conserver son sang-froid. Comprendre, éclairer, consigner : son éthique journalistique ne l’égare que vers les terres arides des faits. Têtus, amers, brûlés, mais vrais comme les rêves envolés.
Jean-Marie Durand
Au nom du Temple – Israël et l’irrésistible ascension du messianisme juif (1967-2013) (Seuil), 376 pages, 20 € à noter la sortie en DVD de The Gatekeepers – Israel Confidential (Arte éditions), environ 20 €