1. En 1996, juste après les grandes grèves de l’hiver et un an avant le gouvernement de “gauche plurielle”, paraît chez Fayard un livre intitulé L’Horreur économique. Son auteur s’appelle Viviane Forrester. Depuis le début des années 70, elle a publié de nombreux romans, et des essais consacrés à Van Gogh ou Virginia Woolf. Elle […]
1. En 1996, juste après les grandes grèves de l’hiver et un an avant le gouvernement de “gauche plurielle”, paraît chez Fayard un livre intitulé L’Horreur économique. Son auteur s’appelle Viviane Forrester. Depuis le début des années 70, elle a publié de nombreux romans, et des essais consacrés à Van Gogh ou Virginia Woolf. Elle est membre du jury du prix Femina. C’est une “femme de lettres”, une grande bourgeoise qui écrit au lit et ne saurait vivre que rue du Bac, 75007. Oui, mais.
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2. Avec L’Horreur économique, elle s’attaque à la notion même de “travail” et à son corollaire obligé : le chômage de masse. En avoir ou pas, craindre sans cesse de le perdre, continuer de croire qu’il est LE facteur d’intégration par excellence, alors que la finance mondialisée réalise de gigantesques profits sans aucun lien avec une quelconque valeur-travail. Pour Viviane Forrester, le travail est devenu un leurre, un objet de chantage, une menace constante, brandie à la face des peuples par les tenanciers du casino. Elle écrit : “Nous vivons au sein d’un leurre magistral, d’un monde disparu que nous nous acharnons à ne pas reconnaître tel. (…) Des millions de destins sont ravagés, anéantis par cet anachronisme dû à des stratagèmes opiniâtres destinés à donner pour impérissable notre tabou le plus sacré : celui du travail.”
3. En France, 350 000 exemplaires vendus. Des traductions et des insultes comme s’il en pleuvait. Viviane Forrester devient une figure de la radicalité, membre d’Attac, infatigable débatteuse, et bête noire des économistes qui prétendent qu’elle délire. C’était en 1996, rappelons-le, douze ans avant l’automne 2008 et la faillite du crédit. Tiens, à propos des dettes souveraines, histoire de montrer l’ampleur du “délire” : “Ces Etats n’hésitent pas à convertir les dettes de leurs protecteurs en dettes publiques qu’ils prennent donc à leur charge. Elles seront dès lors honorées, sans compensation aucune, par l’ensemble des citoyens. Ironie : recyclées dans le secteur public, ces dettes du secteur privé augmentent d’autant la dette qui incombe aux Etats, mettant ces derniers davantage encore sous la tutelle de l’économie privée.” Folle à lier, n’est-ce pas ?
4. Quand on lui demandait comment une fille d’armateur de l’avenue Foch était devenue une essayiste néomarxiste, elle ne vous ratait pas et rétorquait, je la cite de mémoire : “Vous considérez que j’aurais dû passer ma vie à défendre les intérêts de ma classe d’origine ? Dans une totale indifférence aux autres ? C’est ça, votre conception de la liberté ?” Elle parlait lentement et fermement. Comme son amie Marguerite Duras – dont elle avait joué la première version d’India Song à la radio.
5. Avec ses bandeaux, ses bagues et son élégance à peine hautaine, mais pas trop, elle aimait jouer de son personnage de gauchiste grande bourgeoise. Mais elle restait inassignable à une quelconque identité : juive et antisioniste, lectrice de Mallarmé et icône altermondialiste, romancière pour happy few maniant une langue des plus délicates et auteur d’un best-seller mondial, grande dame et dandy rouge. La classe totale, quoi.
Frédéric Bonnaud
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