IDENTIFICATION D’UN CINÉASTE
Héritier d’Antonioni, le cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan
scrute le couple et les individus et passe par l’intime pour
peindre un monde où il a longtemps cherché sa place.
Jean, parka, barbe de trois jours,
Nuri Bilge Ceylan a la silhouette
universelle du quadra bourgeois
moyen et éduqué, resté un peu éternel
adolescent, signalant qu’il est le
produit de cette part de la Turquie
urbaine, moderne, laïque, occidentalisée.
D’ailleurs, il se sent avant tout cinéaste
plutôt que turc. « Depuis ma jeunesse, je me sens
étranger. C’est ce qui m’a poussé à faire des films.
J’ai un sentiment de culpabilité parce que je me
sens différent. Et ça n’a rien à voir avec la Turquie.
Ca aurait été la même chose en vivant à
Paris. Les liens sociaux, ce qui attire les gens les
uns vers les autres, étaient difficiles pour
moi. Le cinéma m’a permis de sortir de cette
douleur, de transformer mon sentiment de culpabilité
en quelque chose de positif. Bien sûr, des gens
se ressemblent ou s’attirent plus que d’autres,
mais ça n’a rien à voir avec l’appartenance à
un pays. » La Turquie faisant pas mal parler d’elle
dans l’actualité récente, entre le prix Nobel de
littérature attribué à Orhan Pamuk, le débat sur
son entrée dans la Communauté européenne, ou la loi
française punissant le négationnisme à propos
du génocide arménien, on demande naturellement
à Ceylan de nous donner des nouvelles
de son pays, de son point de vue de cinéaste.
« Je me sens totalement libre en Turquie. Mais la
liberté n’est pas quelque chose dont l’usage est
infini. En tout cas, aucune autorité ne tente de
me limiter dans mon activité de cinéaste. Vous
connaissez la loi 301 ? C’est une loi turque qui
limite la liberté d’expression : on a fait le
procès de Pamuk en vertu de cette loi, mais il
a été acquitté. Et alors que Pamuk a été acquitté
en Turquie, la France a voté une loi
liberticide (punissant le négationnisme du
génocide arménien – ndlr). »
« L’actuel gouvernement turc ne se dit pas islamiste,
il se dit traditionaliste, poursuit-il. La Turquie est
un pays laïc, qui n’a rien à voir avec des dictatures
islamistes comme l’Iran, régies par la charia. Le
peuple turc est attaché à la laïcité. J’étais heureux
du prix Nobel d’Orhan Pamuk, c’est un bon écrivain,
il le méritait. Et cela attire l’attention du
monde sur la création turque contemporaine. La
valeur de ce prix n’a pas été bien comprise en Turquie,
car dans les pays où les reconnaissances internationales
ne sont pas nombreuses se créent des
jalousies. Pamuk les a subies. »
Dans ses films, Ceylan parle peu de la société
turque, ou alors seulement en contrebande. Il
s’attache plutôt à montrer les difficultés existentielles
ou relationnelles de bourgeois urbains,
profs, cinéastes, intellectuels. Les Climats,
son nouveau film, n’échappe pas à la
règle en radiographiant le délitement d’un
couple stambouliote, mais qui pourrait être
parisien ou londonien. Le cinéaste et sa
femme tiennent les rôles principaux. On se
pose des questions sur ce choix : un film de
fiction peut-il agir sur la vie réelle d’un
couple ? « Je voulais déjà jouer dans Uzak mais
je n’ai pas osé. Là, je le voulais, même avant l’écriture
du scénario. Mais je ne pense pas renouveler
l’expérience. J’étais curieux de moi-même, j’ai vu
qu’il n’y avait rien d’intéressant, donc c’est terminé
! Non, je plaisante… Les Climats n’est pas
autobiographique mais je connais très bien les
personnages du film. En jouant ce rôle, je pouvais
me référer à mes intuitions. Dans le scénario, je
n’ai pas écrit les dialogues de façon trop précise,
pour laisser de la place à ces intuitions. Pendant
le tournage, il m’est parfois difficile
de trouver les mots, difficile d’expliquer aux
acteurs ce que l’on sait mais que l’on a du
mal à exprimer. Jouer me permettait
d’échapper à cette difficulté.
Cela n’a pas été négatif pour notre couple, au contraire,
ça a peut-être eu un effet thérapeutique. On s’est
dit que nous, finalement, on allait mieux que le
couple de fiction. »
Les films de Ceylan sont peu bavards et le
cinéaste lui-même, bien qu’il réponde consciencieusement
à toutes les questions, semble également
peu gožter à l’exercice de la parole,
comme si une propension naturelle rejoignait
une figure de style. « Les gens qui parlent beaucoup
m’ont toujours dérangé. La plupart de ce qui
est dit est vide. De plus, au cinéma, je n’ai jamais
aimé quand les sentiments ou les réflexions sont
exprimés dans le dialogue. Je préfère faire dire à
mes personnages des choses insignifiantes et sousentendre
les sentiments et les réflexions. J’aime
bien montrer nos faiblesses à tous dans la vie
réelle, notre côté superficiel. J’espère parvenir à
transmettre mes préoccupations à travers la personnalité
de mes personnages. »
Film intimiste, épousant au plus près les
corps et visages de ses acteurs, Les Climats
a été tourné en DV, rappelant que si la technologie
numérique peut le plus (tous les effets
spéciaux et trucages possibles), elle peut
aussi le moins et prendre le relais de ce que
faisait si bien la technologie analogique
: simplement enregistrer le réel qui s’offre à
elle. Mais Ceylan ne fait pas des tonnes de théorie
sur la technique : pour lui, elle n’est
qu’un moyen, l’essentiel étant ce que l’on montre.
« Pour moi, la DV est mieux, et ce à
tous les points de vue. Mais en réalité,
je crois que cela n’a pas grande
importance. Bien que je connaisse les aspects techniques
du cinéma, quand je regarde un film, je
donne très peu d’importance aux outils avec lesquels
il a été fait : je suis dans le film. L’avantage
de la DV dans Les Climats, notamment du fait
que je jouais aussi, était de faire autant de prises
que souhaité et de pouvoir les visionner tout de
suite. Quand vous tirez à l’arc, la dernière flèche
est celle qui cible le mieux : le seul désavantage de
pouvoir filmer à l’infini grâce à la DV est de vous
inciter à reculer sans cesse la dernière flèche, à ne
jamais donner le meilleur de soi. Dans Uzak, nous
faisions trois prises maximum, mais trois prises
très pointilleuses, très préparées. Cette fois, on
commençait à tourner sans répétition, parce que
la DV cožte moins cher. La scène de sexe est la
seule où il y a eu peu de prises, car elle était difficile
à jouer. On a fait trois prises, la meilleure
était la première. Quelqu’un qui sait filmer peut
transmettre la même qualité avec la DV qu’avec
le 35 mm. A chaque révolution technique, on croit
que le cinéma va mourir. Chaplin a refusé longtemps
de tourner avec du son. Puis il a fini par s’y
mettre avec bonheur. »
Quel que soit le sujet abordé, le cinéaste ne se
départ jamais d’un regard placide, calme, légèrement
distant, extériorisant peu ses affects,
conscient de tout mais un peu désabusé
ou fataliste, comme à la fois présent et absent
au monde. Nuri Bilge Ceylan ressemble à ses
films.
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