Dématérialisée, la musique a connu avec Internet et le MP3 une révolution. Joseph Ghosn en décrit les enjeux dans un essai très documenté.
Plus que la littérature ou le cinéma, la musique subit depuis dix ans les effets de la numérisation, dans ses formes de production et ses modes de diffusion. L’immatérialité de la musique, depuis l’apparition du MP3, ne signifie pas pour autant qu’elle a rendu son âme. En perdant son corps, elle a certes changé de peau au prix d’un chagrin, la mélancolie du disque-objet, mais elle a aussi renouvelé son écrin, plus large, plus riche, plus aventureux.
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« Plutôt qu’être diffusée, elle est diffuse ; plutôt qu’être éditée, elle est disponible ; plutôt que vendue, elle est donnée », souligne le journaliste Joseph Ghosn (Obsession, après être passé par GQ et Les Inrocks) dans son essai Musiques numériques, récit à la fois très personnel et très documenté de la révolution numérique qui a secoué le paysage musical.
« Une révolution subreptice s’est imposée à la musique »
Les « glissements de terrain » dont il dresse la cartographie ont conduit à une nouvelle liberté de créer et de faire entendre la musique, mais aussi à une nouvelle façon de l’écouter. Ghosn identifie un moment clé dans ce renversement : la fin des années 2000, lorsque Radiohead achève le CD et change la façon de vendre un disque, en l’occurrence In Rainbows, fin 2007 ; ou lorsque Björk propose en 2011 de télécharger sur iPad une application imaginée par elle, où les morceaux n’ont pas d’ordre, pas de numérotation… Entre 2007 et 2011, « une révolution subreptice s’est imposée à la musique, insiste l’auteur, l’époque a décomplexé l’approche de la musique, la façon dont on s’en empare, les endroits où elle se crée, les espaces où elle se diffuse ». Par tous les bouts, avec toutes les ficelles, de l’émetteur au récepteur, la musique rebat ses cartes, refaçonne ses territoires, entremêle ses traditions ; par ses modes d’accès facilités, elle « perd une partie de sa valeur d’oeuvre pour devenir un matériau perpétuellement modulable ». Un morceau est désormais « un élément de flux » qu’on écoute en tant que « partie d’un tout, perpétuellement changeant ».
Ces règles inédites produisent des effets de confusion, comme si dans l’immensité d’un océan musical, il était facile de se noyer. « Trop de musique tue la musique », suggère Joseph Ghosn sans en être absolument certain, rattrapé par son esprit de curiosité. Il note surtout « l’impossibilité de fixer quelque chose » dans la musique des années 2010, comme si tout semblait éphémère, comme si la figure du fantôme flottait désormais dans le monde des sons : les fantômes venus d’une autre époque qui hantent le présent, mais aussi les fantômes qui surgissent sans crier gare.
L’influence des réseaux sociaux
Des zombies à la zizanie, l’espace musical est devenu un terrain de jeu et d’exploration permanent. De nouveaux acteurs génèrent des glissements de plaques électroniques. Blogs, nouveaux médias, microlabels indépendants… tous agitent et enflamment le paysage. Avec les réseaux sociaux, de YouTube à Facebook, Joseph Ghosn observe le déplacement de la musique « d’une relation personnelle, fétichisée, à une interaction toute différente où elle n’est plus un enjeu de propriété matérielle, ni de culture pointue et totémique, mais plutôt un objet de reconnaissance sociale ».
Sur YouTube, on met en ligne ce que l’on fait ; sur Facebook, on s’en vante : la musique y est chaque fois gagnante. Attentif à ces nouvelles modalités techniques de mise en rapport d’éléments disparates, de collages et d’amalgames dans la manière de consommer la musique, Ghosn associe cette révolution numérique au geste créatif lui-même. Rattrapé par son tropisme critique, il salue quelques musiciens actuels comme Lana Del Rey, Willy Moon, Melody’s Echo Chamber ou Palma Violets, pour prendre acte de la disparition de l’orthodoxie musicale elle-même. Comme si cette liberté de puiser à toutes les sources possibles faisait naître aussi une esthétique musicale nomade, errante, instable, polyglotte, à l’image de la globalisation dans les arts plastiques théorisée par Nicolas Bourriaud dans Radicant : une vision « radicante » de la musique, radicalement vivante.
Jean-Marie Durand
Musiques numériques – Essai sur la vie nomade de la musique (Seuil), 224 pages, 19,50 €
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