Deux ans après l’inaugural The Milk-Eyed Mender, l’Américaine Joanna Newsom revient avec le fabuleux Ys, le disque ambitieux, luxuriant et orchestral, habillé et couvert d’épines, d’une storyteller aux mille charmes et sortilèges. L’album qu’on attendait de Newsom à trente ans. La jolie créature n’en a que vingt-quatre? A découvrir avec le titre Monkey & Bear en écoute.
Sur la pochette de son deuxième album, le prodigieux Ys, Joanna Newsom s’est fait portraiturer en Joconde post-moderne ? légèrement hippie avec son diadème floral ? entourée d’un décorum clairement baroque (pour une fois quand on parle de pop), sur fond de vallée merveilleuse. En décrivant cela, on a pratiquement tout dit de la singularité de l’auteur de The Milk-Eyed Mender. Il faut quand même ajouter que ce disque construit autour des deux instruments de Newsom, les cordes vocales et la harpe, est un conte pour ? enfultes’? ? le genre d’adultes élevés aux films de Burton et aux musiques de Danny Elfman ? en cinq mouvements (le plus court morceaux fait sept minutes quinze) et où les textes sont des fables en soi. Newsom y couvre un spectre vocal tellement large qu’on ne pense plus voix mais instrument, comme si elle disposait d’un jeu de cordes vocales externes, qu’elle pouvait les manipuler et leur faire subir toutes les inflexions ou contorsions.
Pour faire de Ys une sorte de disque en seize neuvième et pour le peupler de cordes en tout genre, d’instruments à vent et sporadiquement de percussions, Joanna Newsom a réuni autour d’elle Steve Albini, dont les enregistrements sont réputés être aussi rêches que sa propre voix gutturale, Van Dyke Parks à qui l’on doit tous les contrepoints orchestraux et Jim O Rourke (pionnier du rock expérimental américain, collaborateur de longue date de Sonic Youth) au mixage.
Pour décrire Ys, Joanna Newsom a récemment mentionné sur une radio américaine plusieurs disques qui sont comme des clefs de voûte pour appréhender sa musique. On l’écoutait alors parler passionnément du disque éponyme de Randy Newman, de « ses chansons aussi hilarantes que dramatiques et de ses cordes inimaginables », du Song Cycle de Van Dyke Parks ? le genre d’album qui a changé la face de la pop, comme le Smile de Brian Wilson auquel V.D.P. a participé. Elle parlait aussi de son attachement au disque Under The Skin de Lindsay Buckingham et à ses arpèges royaux à la Nick Drake, parfois plus proches de la harpe que de la guitare. Enfin, elle insistait sur la grâce de Sandy Denny, sa Joni Mitchell à elle ? pour donner un indice, Emiliana Torrini a repris Next Time Around, un morceau du disque The North Star Grassman & The Ravens, chéri par Newsom.
Parce qu’elle s’associe à des metteurs en son prisés par la scène indie rock et qu’elle assume d’être la fille d’une tradition ancienne de storytelling (du souvenir des troubadours médiévaux à Cole Porter en passant par le talk over), Joanna Newsom ne devrait plus souffrir la pénible comparaison avec son aînée Björk, qui a, dit-on, souhaité la rencontrer pour la préparation de son prochain album prévu pour 2007. Et c’est malheureusement tout ce qu’on sait à ce stade. C’est pourtant systématique : à chaque fois qu’une jeune chanteuse ne se présente pas avec une musique familière mais singulière, on la compare à Björk. Pour en terminer, disons que l’Américaine et l’Islandaise s’appuient sur un chant plus proche de la scansion que de la mélodie pop.
Ys est un objet intriguant et mystifiant qui soulève une foule de questions formelles. Comment en prononcer le titre ? En réalité, Ys ne se prononce pas comme « ice » et n’est pas non plus l’abréviation de « years » mais se prononce « isse ». Joanna Newsom a confié avoir emprunté ce titre cryptique à « une légende bretonne de cité engloutie ». Et pour le coup, Ys s’appréhende plutôt comme un conte musical à la Pierre et Le loup que comme un disque de folk. Il y a cinq chansons pour vingt cinq pages de texte environ. Si bien qu’on se décourage vite d’apprendre par c’ur les paroles. On les lira plutôt comme des novelettes. De là à exclure cette musique ? qui donne du fil à retordre à bien des oreilles ? du chant de la pop, il y a un pas à ne pas franchir.
Ys est un conte enchanté à hauteur d’homme, bourré d’enluminures, comme sur sa pochette ouvragée tel un grimoire. The Milk-Eyed Mender (une métaphore pour désigner le travail des trois parques aveugles qui tissent les destinées humaines) était le disque de chambre d’une jeune fille qui n’avait jamais joué devant qui que ce soit. Ys est un disque qu’on croirait enregistré dans une forêt profonde, dans un intermonde, un lieu de passages enchanté. La fable animalière Monkey and Bear est par exemple à comprendre comme une allégorie, comme chez La Fontaine fabuliste. Pendant une heure, on écoute Newsom fabuler sur des paysages mentaux et des créatures de son goût, et dialoguer avec des violons affables (à fables) qui lui donnent la réplique et la secondent comme si elle était la reine dans un mariage d’oiseau.
Rencontrée il y a deux ans, la belle vêtue d’une cape verte, de bottes montantes et d’un chapeau conique de fée, intriguait déjà. Avec son expression de poupon constamment béat, et sa frange qui lui barrait la frimousse, Joanna Newsom évoquait à la fois Blanche Neige et sa tante la sorcière. Elle commençait par revenir sur l’ambivalence de ses morceaux, sensible dans les réactions toujours partagées de son public : « Pendant mes concerts, les gens pleurent et rient en même temps, ou ils n’écoutent pas, ils bavardent même parfois. C’est assez intriguant de s’apercevoir que des chansons personnelles peuvent entrer ou non dans la sphère intime d’un public et prendre d’autres significations. En réalité, les émotions que j’insuffle à mes morceaux ne sont pas plus vraies que celles ? souvent radicalement différentes ? que chacun ressent à l’écoute. »
Quelles émotions et surtout quelles voix Joanna Newsom entend-t-elle lorsqu’elle déploie la sienne ? Une voix d’ange ou un bêlement (écoutez le son de brebis que fait Newsom sur Cosmia au moment où elle se met à chanter) ? La Californienne chante comme dans un conte où elle jouerait tous les personnages, chante comme si elle avait été privée de sa voix pendant l’enfance. Avec une liberté si peu commune qu’on en arrive presque à douter que cette voix puisse être naturelle. « Ma voix a tellement changé cette année. Je ne l’avais jamais vraiment utilisée avant. Au début, c’est comme essayer une nouvelle paire de chaussures. Il faut un peu de temps pour s’y faire. Un timbre vocal change énormément sur toute une vie. Il paraît que je chante comme une vieille femme. Quand j’aurais soixante-dix ans, peut-être me dira-t-on alors que je chante comme une jeune femme. » On en est pas encore tout à fait là?
Ys s’impose pour l’instant comme un disque médusant, un des plus ambitieux, singuliers et complexes de l’histoire récente de la pop. Mathias Malzieu, leader de Dionysos et dénicheur de fées en chef, parle de ce disque symphonique comme d’un équivalent au sacro-saint Melody Nelson Reste à voir sur scène ? avec ou sans orchestre ? ce qu’il en est. En attendant, écoutez ici-même le titre Monkey & Bear.
Site officiel : www.dragcity.com/bands/newsom.html
Avec l’aimable autorisation de Discograph