« La combinaison de la féminité et de la force de la musique pour dire que la féminité et la force ne sont pas opposées » : c’est une des définitions que propose Manon Labry, docteure en civilisation nord-américaine, du mouvement Riot Grrrl dans « Riot Grrrls : Chronique d’une révolution punk féministe ». Elle y raconte avec passion et subjectivité l’histoire de ces jeunes féministes qui poussèrent « un cri de colère et de ralliement dans le milieu punk underground » dans les années 90. Qui étaient-elles ? Et quelle force les animait ? Interview.
Le langage très parlé, très blog, que vous utilisez surprend…
Manon Labry — Je voulais me départir du jargon universitaire et raconter cette histoire sur un ton qui reflétait l’élan, la force de frappe de ce mouvement, ce qui est difficilement faisable dans une langue académique. C’est un livre qui ne verse pas dans la théorie, qui propose une version de cette histoire, c’est ma version de ce mouvement, mon ressenti, mon vécu. Je voulais remettre un peu de passion dans tout ça, proposer une version de l’histoire subjective et partisane. D’autant plus que dans ce mouvement, il y a une place très importante accordée à l’individualité et à la nécessité de prendre la parole pour diversifier le point de vue dominant. L’idée générale, très DIY, c’est que la prise de position, la parole, la subjectivité peuvent être vecteurs de changement social, peuvent servir à bouger les lignes. Elles prônaient une révolution patiente par la prise de parole, la créativité. C’est en cela que le mouvement était très radical.
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Cette forme contribue à démythifier le mouvement, à revenir à l’humain.
Le but était d’aller à l’encontre des récits standardisés. Au fur et à mesure que les choses s’écrivent, on s’en contente, on ne va plus chercher ailleurs. L’idée était de faire ressortir les individualités, de coller à l’expérience en tant que telle.
Comment se sont formées les Riot Grrrl ?
Au début des années 90, dans contexte très spécifique : il y a alors une grande émulation dans les milieux musicaux underground, et une nouvelle forme d’activisme est née à la fin des années 80 avec les Guerrilla Girls, le Queercore. Le contexte politique est détestable : on sort des présidences Reagan, de la guerre du Golfe. C’est une période propice à ce genre d’agitations. De jeunes femmes qui ont un même ressenti au même moment commencent à bouger pour produire des choses parce qu’elles ne se retrouvent pas dans ce qui se fait à l’époque. Grâce aux newsletters, aux fanzines, elles parviennent à drainer une audience et à générer des initiatives.
Pourquoi le mouvement a-t-il démarré à Olympia ?
La ville était déjà connue pour être un vivier musical. Il y avait notamment le label K records, créé par Calvin Johnson, qui jouait aussi dans The Go Team avec Tobi Vail [batteuse de Bikini Kill dès sa création en 1990]. C’était une figure importante de la scène olympienne. Olympia a également une université d’Etat, qui propose des programmes un peu gauchistes, alternatifs, qui créent une émulation. Enfin, le proto-grunge naît dans cette partie nord-ouest des Etats-Unis. Il y a plein de groupes qui ne se soucient pas de proposer quelque chose de carré, de lisse, d’élaboré. Ils disent ce qu’ils veulent dire, sans se préoccuper de la production sonore, de la qualité.
Un va-et-vient s’installe entre Olympia et Washington, où la scène hardcore est plus politisée et organisée. Bikini Kill et Bratmobile sont souvent à Washington (certain-e-s s’y sont installé-e-s provisoirement au tout début des années 1990). Il y a là-bas d’autres jeunes femmes qui fréquentent les cercles punk hardcore, qui se s’intéressent au mouvement dès le départ (Christina Billotte, Jen Smith, Sharon Cheslow…). C’est à Washington que les premières réunions riot grrrl ont lieu, de même que la première convention. Le pôle est resté très actif, y compris quand Bikini Kill et Bratmobile ne sont pas sur place.
Comment s’est formé Bikini Kill ?
Kathleen Hanna est entrée en contact avec Tobi Vail via le fanzine de cette dernière, Jigsaw. Elles ont commencé par correspondre avant de décider de monter un groupe. Vail connaissait Kathi Wilcox, et lui a proposé de prendre la basse (Wilcox avait aussi été en contact avec Hanna). Billy Karren a rapidement rejoint le trio, il avait déjà collaboré avec Vail dans The Go Team.
Pourquoi a-t-on particulièrement retenu la figure de Kathleen Hanna selon vous?
C’est celle qui était le plus exposée. Elle parlait beaucoup, elle était facilement visible, audible pendant les concerts. Et elle n’a jamais arrêté puisqu’elle a enchaîné avec Le Tigre après. Mais on tend à oublier les autres figures du mouvement, alors qu’elles ont chacune eu un rôle bien défini et important, et qu’elles prônaient justement un principe d’horizontalité. Il n’a jamais été question qu’il y ait un leader ou que quelqu’un soit plus exposé que quelqu’un d’autre. C’est ce que j’essaye aussi de faire avec ce livre : mettre en lumière les personnages un peu moins connus.
Kathleen Hanna était réputée pour s’inscrire le mot “slut” sur le ventre durant ses concerts. Comment expliquez-vous ce geste ?
L’idée était de prévenir les insultes et de rendre visible une violence latente. En inscrivant “salope” sur son ventre, elle dit en gros “c’est bon je sais ce que tu vas dire, pas la peine que tu le dises, je le fais !” et visuellement c’est fort. Ce sont des filles qui ont fait des études en arts, qui connaissent le poids des images. Inscrire ça sur une photo, c’est dépasser la starification : on ne voit pas qu’une personne avec un micro dans la main, on voit un message.
Où les Riot Grrrl ont-elles puisé leur influence ?
Il y a eu des figures féminines plus ou moins ouvertement féministes dans la scène punk avec les Slits, les Raincoats en Angleterre, par exemple, Joan Jett aussi, Patti Smith, même Yoko Ono. En terme de scène organisée, les Riot Grrrl proposent quelque chose de sensiblement nouveau, même si le Queercore utilisait des tactiques similaires, avec des fanzines, des groupes, des rencontres. Avant les Riot Grrrl, des labels comme Olivia Records [label exclusivement féminin et féministe] cherchaient déjà à contrer des logiques visant à effacer les productions culturelles féministes.
Comment le mouvement est-il sorti de l’underground ?
Certaines filles ont fait des stages dans des périodiques, comme Sassy, un magazine un peu alternatif pour les jeunes femmes qui publiait une chronique de fanzines une fois par mois. Et puis, ces filles étaient en relation avec la scène grunge qui est rapidement devenue une machine à gros sous. Donc c’était cool pour les médias de trouver quelque chose de facilement identifiable juste à côté. Cet appétit médiatique a bien entendu aussi perduré parce qu’il y avait une demande : plein de jeunes femmes américaines ont découvert le mouvement dans Sassy et ont développé une curiosité insatiable pour les Riot Grrrl.
On a l’impression vu de l’extérieur que le mouvement était majoritairement blanc…
Les premiers collectifs étaient clairement majoritairement blancs. Seulement, il y a une standardisation du récit : on se concentre souvent sur le tout début des années 90 en oubliant les collectifs « de couleurs » qui viennent par la suite. Il y a eu toute une scène de fanzines de girls noires : Gunk, Slant, Mamacita… Il y a également eu une compilation de fanzines baptisée Evolution of a Race Riot, sortie en 1997.. En 1998, à New York, des Afro-Américaines organisaient des soirées « girls riot ». Le problème c’est qu’elles ne sont visibles nulle part car il y a un problème d’archivage. Il faut faire évoluer l’histoire en documentant toute l’histoire !
Comment le mouvement a-t-il pris fin ?
Il n’a jamais cessé d’exister. Ce qui a cessé, ce sont les premiers groupes, et le caractère « spectaculaire » qui était lié à la couverture médiatique qu’a reçue le mouvement. Après 1994 (globalement le moment où les médias mainstream ont affirmé que le courant était passé de mode), des dizaines de collectifs ont continué de se créer aux Etats-Unis et en Angleterre. Grâce à internet, ces idées se sont aussi propagées plus largement. S’il y a aujourd’hui moins de collectifs qui se revendiquent clairement “Riot Grrrl”, il y a néanmoins toute une culture qui s’inspire largement de ces pratiques (Ladyfests, Girls rock camps, etc.).
Que s’est-il passé avec les médias mainstream ?
Elles ont décidé d’arrêter de collaborer avec eux car les articles qui leur étaient consacrés déformaient le sens du mouvement, notamment en le dépolitisant, ou en se montrant sexistes et/ou condescendants. Leurs propos étaient souvent mal cités ou hors contexte, des images étaient utilisées sans leur autorisation, dans certains cas, les propos étaient carrément calomnieux. Les articles ne reflétaient pas la démarche politique, anticapitaliste et féministe radicale du courant.
Ont-elles des héritières ?
Oui, plein de femmes ont réussi à s’investir dans des domaines comme la technique, la production sonore, le journalisme grâce aux idées des Riot Grrrls. Le mouvement ne s’est pas construit comme quelque chose de figé, avec des lignes idéologiques claires, des pratiques bien définies, mais comme quelque chose de très ouvert sur les modalités de sa révolution. Dans la mesure où chacune devait y participer en prenant la parole, l’objectif était simplement de ramifier dans différentes directions.
Pourquoi les Bikini Kill se sont-ils séparés ?
Ils ont pris leurs distances au moment où les médias ont commencé à définir le courant dans des termes qui n’étaient pas ceux des premières intéressées. Dans les termes des médias, le courant riot grrrl n’était pas le courant féministe et politique radical qu’il était et qu’il était très légitime qu’il soit. Bikini Kill a pris ses distances au moment aussi où ils étaient sous le feu des projecteurs, car c’était sans doute le groupe le plus exposé, et que ses membres ont souffert de cette surexposition.
Si vous ne deviez retenir qu’un album ?
Difficile à dire, je n’en ai pas réellement, je trouve qu’ils forment un tout. Mais je dirais quand même Pussy Whipped de Bikini Kill, le premier d’entre tous que j’aie écouté, pour sa puissance hallucinante. C’était incroyablement nouveau pour moi à l’époque, je n’avais jamais entendu quelque chose d’aussi radical, tant sur le plan du contenu que de celui de la forme musicale. Les voix, les stridences de guitare, le côté très frontal et sans concessions. Ça a réellement été un choc, extrêmement positif, une révolution individuelle.
Et une playlist de cinq morceaux ?
S’il est difficile de faire l’impasse sur Rebel Girl, qui résume vraiment le mouvement, ma préférée de Bikini Kill reste Magnet :
– Cool schmool de Bratmobile
– Her Jazz de Huggy Bear
– Terrorist de Heaven to Betsy
Riot Grrrls de Manon Labry (Editions La Découverte, avril 2016)
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