A l’occasion de l’Euro de football qui se tiendra en France du 10 juin au 10 juillet, le livre « Le Football des nations » interroge sur l’importance du sport le plus populaire au monde dans la construction de « communautés nationales imaginées ».
Sport le plus populaire au monde, le football a conquis la planète en moins d’un siècle seulement. Il est même devenu le moyen le plus commun de découverte des particularités de chaque nation. Par sa médiatisation, à l’occasion des diverses compétitions internationales, on connaît désormais une nation à travers son équipe, son style de jeu, sa composition.
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A tel point point que les sélections nationales de football contribuent à fabriquer des « communautés nationales imaginées » qui semblent plus réelles quand elles se retrouvent réduites à onze joueurs dont on connaît les noms. Alors que du 10 juin au 10 juillet, se tiendra en France le championnat d’Europe des Nations, Le Football des Nations (Publications de la Sorbonne), sous la direction des chercheurs Fabien Archambault, Stéphane Beaud et William Gasparini, tente d’analyser ce phénomène. Interview de deux des trois auteurs
Quel est le point de départ de votre livre ?
Fabien Archambault – Nous nous sommes interrogés sur le rapport entre nation et football. Est-ce que tous les groupes sociaux d’un pays sont mobilisés lorsque joue l’équipe nationale du sport le plus populaire au XXe siècle ? Se sentent-ils concernés, de manière automatique et spontanée, par le parcours de leur sélection nationale ? On a essayé de voir, d’abord dans une perspective historique, si cela a toujours été le cas et comment ce phénomène s’est construit.
Quelles ont été les différentes étapes de cette construction ?
FA – On a choisi de partir du cas anglais qui constitue le meilleur contre-exemple possible. C’est en Grande-Bretagne qu’est né le football, c’est là qu’ont joué les deux premières équipes nationales – l’Angleterre et l’Ecosse – en 1872, et pourtant, jusqu’en 1966, les Anglais se désintéressent largement des résultats obtenus par leur sélection. Supporter son “onze” national ne relève en fait absolument pas de l’évidence.
Vous expliquez qu’il y a deux types de supporters : le supporter de club et le supporter de l’équipe nationale. Comment expliquer cette différence ?
FA – Pour répondre à cette question, il faut se demander à quelles conditions une société peut s’identifier à son équipe nationale et comment celle-ci en est venue à pouvoir incarner le prestige de la nation. Ce n’est qu’à partir de 1920 que l’on entre véritablement dans l’ère des rivalités sportives internationales, quand les puissances victorieuses de la Première Guerre mondiale – France, Belgique et Grande-Bretagne – exigent de leur comité olympique respectif que soient exclus des JO d’Anvers les athlètes originaires des anciennes puissances centrales – Allemagne, Autriche et Hongrie. Les sportifs, et en premier lieu les joueurs de football – car le tournoi de football est l’épreuve reine des Jeux olympiques dans l’entre-deux-guerres – ne sont dès lors plus considérés comme des compétiteurs individuels mais deviennent les représentants de leur nation. C’est alors que le football devient une affaire d’Etat.
A-t-on des exemples marquants ?
FA – Les plus beaux exemples sont à chercher du côté de l’Amérique du Sud. C’est notamment l’Uruguay qui remporte la médaille d’or olympique en 1924 à Paris et en 1928 à Amsterdam et qui organise la première Coupe du monde en 1930 l’année du centenaire de son indépendance – c’est à cette occasion qu’est édifié à Montevideo le stade du Centenario, où la Celeste remporte la finale contre l’Argentine dans un enthousiasme indescriptible où s’exprime la joie des Uruguayens, masses et élites politiques confondues, d’avoir terrassé leur grand voisin. Un tel mécanisme met plus de temps à se mettre en place en Europe. De ce côté-ci de l’Atlantique, les Coupes du monde attirent beaucoup moins de monde et y sont déficitaires financièrement, au point qu’on s’interroge sur la viabilité de la compétition.
Ce n’est qu’en 1966 avec la victoire de l’Angleterre à domicile que les choses changent. Les Anglais quittent alors leur « splendide isolement », caractérisé par un système sportif autarcique centré sur leurs équipes de club, pour célébrer leur premier titre international. C’est en fait lorsque la société britannique est confrontée au déclin, avec la perte de son statut de grande puissance, qu’elle éprouve le besoin de compenser symboliquement, par le football, ce qu’elle estime perdre dans d’autres domaines.
Vous expliquez à quel point les bons résultats d’une sélection nationale peuvent servir de baromètre de l’état d’une nation. Que ce soit en Hongrie où le déclin de 1954 précède de deux ans l’insurrection de Budapest. Ou en Italie, où la victoire en 1982 met pratiquement un terme à la décennie des années de plomb…
FA – Il s’agissait également d’éviter des raisonnements circulaires du type « une société donnée s’intéresse à son équipe nationale à partir du moment où celle-ci est victorieuse ». L’exemple italien est là pour rappeler que la victoire n’est pas une condition suffisante : en 1934, ce qui passionne les Italiens c’est le Giro cycliste (le Tour d’Italie) et non la Coupe du monde. Le football n’intéresse alors que les classes moyennes urbaines et éduquées alors que le pays est majoritairement rural et le titre de champion du monde ne change pas grand-chose à cet ordre de préférences.
De ce point de vue-là, le cas allemand est révélateur. Dans l’entre-deux-guerres, le football n’y est pas très populaire : la classe ouvrière l’ignore et lui préfère la gymnastique dont la pratique est puissamment encadrée par les mouvements politiques (partis social-démocrate et communiste) tandis que les élites bourgeoises et aristocratiques se méfient d’un sport considéré comme extérieur à la culture germanique, voire « anti-allemand », corrompu par le professionnalisme.
Remporter la Coupe du monde en Suisse en 1954, à la surprise générale – on parle alors outre-Rhin du « Miracle de Berne » –, n’aurait probablement pas suffi à faire du football le sport national en Allemagne si cette victoire n’était pas intervenue dans le contexte de l’après-guerre. Alors que toute expression du sentiment national y est alors étroitement surveillée par les puissances occupantes, que le pays est réorganisé sur des bases fédérales et décentralisées, la Nationalmannschaft est la seule institution du pays qui se réfère explicitement à la « nation » allemande et dont les succès permettent d’éprouver de la fierté en plus de réinstaller la RFA, pour la première fois depuis 1945, dans le camp des vainqueurs.
Que peut-on dire du contexte italien ?
FA – A priori, l’Italie semble suivre le même modèle que l’Angleterre : des clubs puissants qui drainent un très grand nombre de tifosi – et ceci depuis le début des années 1960 lorsque le football supplante le cyclisme comme objet de prédilection des masses – et, au fond, pas grand-chose autour de l’équipe nationale. En réalité, ce désintérêt apparent était dû à des raisons conjoncturelles : à la fin des années 1940, l’ossature de la Squadra Azzurra était constituée des joueurs du « Grand Torino » qui périrent dans l’accident d’avion de Superga en mai 1949. La disparition brutale d’une génération entière des meilleurs éléments du pays eut des conséquences sur les résultats de la Nazionale et les défaites s’enchaînèrent pendant plus d’une quinzaine d’années.
Néanmoins, le processus d’affirmation du prestige national sur la scène footballistique internationale s’était enclenché, mais sur le mode de la frustration. Il s’exprime ainsi fortement pour la première fois à l’occasion d’une défaite, lorsque l’Italie perdit en 1966 en huitième de finale de la Coupe du monde anglaise contre la Corée du Nord. Des hommes politiques interpellèrent alors le gouvernement à la Chambre des députés, lui demandant de prendre des mesures pour redresser la situation. Finalement, l’Italie remporte le championnat d’Europe en 1968 et va en finale de la Coupe du monde face au Brésil de Pelé en 1970, ce qui dans les deux cas déclenche des scènes de liesse collective particulièrement impressionnantes.
En 1982, la victoire mondiale est interprétée par les contemporains comme un moment important d’unité nationale, où on laisse derrière soi les tensions sociales et politiques des « années de plomb », à l’aube du second miracle économique, celui des années 1980. Quoi qu’il en soit, la Squadra Azzurra constitue bien pour la société italienne le baromètre de la manière dont elle se voit dans le monde.
En Yougoslavie également, le football semble avoir joué un rôle important…
FA – L’exemple yougoslave est effectivement passionnant. Il permet de dépasser les analyses qui font du football le simple miroir d’évolutions plus générales qui le surplomberaient. En Yougoslavie en effet, plus que le reflet de la société, le football est devenu un agent à part entière qui a contribué à transformer la sphère sociale. Le cas de Trieste est révélateur. Contestée entre l’Italie et la Yougoslavie après la Seconde Guerre mondiale, la ville a compté pendant quelques années deux clubs de première division évoluant chacun dans deux championnats de deux pays différents : la Triestina dans la série A italienne et le Ponziana dans le championnat yougoslave. Chacun des deux gouvernements soutenait financièrement et politiquement sa propre équipe, jugée capable non seulement d’affirmer l’appartenance de la cité adriatique à sa nation respective mais aussi de produire de l’identité nationale.
C’était quelque chose d’exceptionnel, qui ne s’est jamais reproduit depuis, avec ces deux clubs de deux nations différentes jouant dans le même stade, parfois le même jour, un tirage au sort désignant alors l’horaire des matchs. Près de quarante ans plus tard, en 1991, l’épisode du match de l’équipe nationale de Yougoslavie sifflée à Zagreb est parfois considéré comme l’un des éléments déclencheurs du processus qui conduisit à l’éclatement de la fédération yougoslave. Pour la première fois, le sentiment d’identité yougoslave semblait battu en brèche, le football servant en l’occurrence de catalyseur à l’expression de logiques sécessionnistes.
Qu’en est-il de la France ?
FA – À la différence de l’Angleterre et de l’Italie, la France n’est pas un grand pays de football. Plusieurs facteurs permettent d’en rendre compte. Tout d’abord, en France, il s’agit d’un sport fondamentalement rural et catholique. Aussi étrange que cela puisse paraître, car c’est en contradiction avec les représentations communes qu’on en a de sport ouvrier, les zones où la pratique est la plus élevée se trouvent dans l’ouest du pays, en Bretagne, en Normandie, dans la vallée inférieure de la Loire. Que la France soit une nation laïque dans laquelle l’emprise de l’Eglise sur la société a été combattue politiquement depuis le début du XXe siècle explique sans doute en partie que le football n’y soit pas devenu le sport national, à la différence de ce qui s’est passé en Italie.
A également joué le processus de distinction culturelle mis en évidence par Pierre Bourdieu : les élites libérales qui avaient introduit le football à Paris au tournant du XXe siècle l’ont rapidement abandonné à mesure que celui-ci se démocratisait. Si le football est depuis l’entre-deux-guerres le premier sport collectif du pays, ses clubs ont longtemps été privés des relais sociaux qui auraient assuré leurs succès à l’heure du professionnalisme. Les élites industrielles hexagonales investissent ainsi beaucoup moins dans ce secteur que leurs homologues espagnoles, italiennes ou anglaises, ce dont témoigne la faiblesse historique des clubs professionnels français à l’échelle européenne.
Finalement la classe politique en France « instrumentalise » assez tard le football en France ?
FA – Quelles qu’elles soient, les élites françaises dans leur ensemble ne tentent de s’approprier le football qu’à partir de 1998. Du côté des hommes politiques, ce fut surtout un effet d’aubaine, chacun tentant de capter une part de l’euphorie et de la fierté nationale engendrées par la conquête de la Coupe du monde par les Bleus. Dans la foulée, les élites industrielles et financières, se rendant compte que le football permettait de gagner de l’argent, y investissent davantage. Logiquement, la presse suit : par exemple Le Monde, le quotidien de la bourgeoisie bien-pensante qui ne parlait jamais de football dans les années 1970-1980, se met à donner des résultats et même à publier des articles sur le sujet.
Il restait bien sûr bien du chemin à parcourir. Je me souviens de Christine Ockrent qui déclarait, à la fin des années 1990 je crois, que lorsqu’elle annonçait au journal télévisé que telle équipe avait joué “à l’extérieur”, elle pensait que cela signifiait que ce soir-là le match avait eu lieu à l’air libre… Bien évidemment, ceci aurait été inconcevable en Italie, en Espagne ou en Angleterre. Mais les choses changent. Lorsque j’ai commencé ma thèse, au début des années 2000, tout texte scientifique à destination du grand public ou de la communauté des chercheurs débutait par un petit plaidoyer affirmant la légitimité de l’objet d’étude. On n’en est plus là aujourd’hui.
« Black Blanc Beur », un slogan qui marche quand tout va bien. Mais quand les résultats ne suivent pas, on a l’impression qu’il devient le premier argument de la défaite. Comment le football devient à ce moment-là le baromètre de l’état de santé de la nation ?
Stéphane Beaud – C’est moins simple que cela. Il faut, comme toujours, aller voir ce qui se cache derrière ce vocabulaire « ethnoracial », à savoir des réalités sociales plus prosaïques. On a pu montrer avec Philippe Guimard, dans notre livre Traîtres à la nation ? (2011), après le « socio-drame » de Knynsa lors du Mondial en 2010, qu’en 1998, les Bleus champions du monde représentent très bien la France populaire des Trente Glorieuses ; ce sont les enfants de la classe ouvrière stable (Deschamps et Blanc comme Zidane fils d’ouvriers, Thuram fils d’une mère employée de service et élevant seule ses enfants dans un HLM d’Avon, etc.). Le slogan de 1998 traduit aussi cette phase de mobilité ascendante de fractions non négligeables d’enfants de milieu populaire, notamment des enfants d’immigrés. Les Bleus de la période de 2010-2016 reflètent la forte domination au sein de l’équipe nationale des enfants de cité qui ont grandi dans les ZUS ségréguées et paupérisées des années 1990/2000. Cela se voit chez certains dans leurs manières d’être, de parler, de mettre en scène leur formidable réussite économique (leurs salaires peuvent dépasser 500 000 euros par mois) avec parfois une « morgue » de parvenus qui a tendance à ulcérer nombre de nos concitoyens aux prises avec les difficultés économiques.
Le 12 mai, Didier Deschamps a publié sa liste des 23 sélectionnés. Très vite on a entendu plusieurs voix dénoncer le fait qu’aucun joueur d’origine maghrébine n’avait été retenu. Comment expliquer ce repli sur soi communautaire ?
SB – Pourquoi dire « repli sur soi communautaire » ? Le foot et aujourd’hui l’équipe de France permettent toutes les projections. Deschamps ne sélectionne pas Benzema et Ben Arfa, il est donc « raciste ». Les réseaux sociaux s’enflamment, les porte-parole des groupes sociaux stigmatisés dans la société française s’engouffrent dans la brèche et on nous ressort avec une sorte de joie malsaine le thème du « foot français raciste » comme l’a fait naguère Mediapart. Dans ce contexte, Il est très difficile de faire entendre une autre parole.
J’en ai fait l’expérience lors de l’ »affaire des quotas » (avril/mai 2011) quand, avec l’historien Gérard Noiriel, nous avons essayé de montrer qu’il pouvait y avoir intérêt à montrer le faisceau de causes, notamment purement sportives et institutionnelles, qui pouvait éclairer autrement cette affaire. Aujourd’hui, dans le contexte de la très forte montée des tensions sociales ou « ethniques » dans notre pays, les choix du sélectionneur sont lus de manière politique. Si Ben Arfa ne joue pas l’Euro 2016, c’est surtout parce que Didier Deschamps semble accorder un primat (qu’on peut bien sûr contester sur le plan des performances sportives individuelles) au « groupe » qu’il a patiemment bâti avec ses équilibres internes dans le jeu et les schéma tactiques, et dans lequel ce « génie de la balle » (Ben Arfa) aurait du mal à trouver sa place. Mais ces considérations techniques d’aficionados n’intéresseront pas ceux qui suivent ce sport de loin et s’arrêteront aux patronymes des joueurs sélectionnés
Le fossé ne s’est-il pas irrémédiablement creusé aujourd’hui entre la nation et ses supposés représentants – l’équipe de France de football ?
SB – Oui et non. Oui, le fossé s’est fortement creusé parce que ce monde ultra-libéral du football professionnel a engendré une figure sociale improbable et très déconcertante : celle de footballeurs millionnaires, nababs décomplexés, qui vivent dans d’énormes et indécentes bulles, suscitant ainsi des formes exacerbées de jalousie sociale (cf. la figure du footballeur comme le parfait inculte et idiot, constamment moqué et décrié dans la presse ou dans les salles de profs).
Non, parce que le football reste encore un sport avec son incertitude, davantage d’ailleurs dans les compétitions internationales (Mondial ou Euro) que dans la Ligue des Champions où la réussite sportive est désespérément indexée à la puissance économique des grands clubs européens (Real Madrid, Barcelone, Bayern de Munich, PSG, etc.).
Pour finir sur l’équipe de France et donner un exemple probant de retournement de situation du public : la victoire miraculeuse (3-0) contre l’équipe d’Ukraine en novembre 2013 avait montré au Stade de France un public enthousiaste. Ce n’était pas majoritairement celui des courts de Roland-Garros, les spectateurs les plus vibrants venaient beaucoup du « 93 ». Il faut toujours se méfier des discours actuels contre cette équipe colorée des Bleus : on peut y lire beaucoup d’implicites politiques et, de mon point de vue, rien n’exclut une forte adhésion du public à cette équipe. A condition, bien sûr, qu’elle gagne et/ou joue bien.
Propos recueillis par Julien Rebucci
Le Football des nations Des terrains de jeu aux communautés imaginées par Fabien Archambault, Stéphane Beaud, William Gasparini (Publications de la Sorbonne)
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