À la croisée des années 70 et 80, des dizaines d’entités féminines ont tenté de surfer, le temps d’un ou deux 45tours, sur la vague post-punk, avec des pop-songs aussi tordues et mélodiques que boudeuses et magnétiques. Alors que sort la compilation Sharon Signs To Cherry Red – Independent Women 1979-1985, retour sur cette génération d’artistes qui annoncent avec brio le grand déferlement indie-pop des eighties.
« Ce disque est dédié à toutes celles et ceux qui ont déjà envoyé une démo à une maison de disques. » Cette phrase, on la trouvait à l’arrière de la pochette d’un des deux 45tours de The Kamikaze Pilots publiés en 1985 sur le label Lowther. Le single en question, c’est Sharon Signs To Cherry Red, celui qui ouvre et donne son nom à la dernière compilation du label londonien Cherry Red (Sharon Signs To Cherry Red – Independent Women 1979-1985), qui revient en cinquante-cinq morceaux sur cette génération de musiciennes qui, à l’aube des eighties, n’ont trouvé soutien qu’auprès de John Peel et de quelques journalistes aux aguets du NME : Ingrid, Marine Girls (premier groupe de Tracey Thorn d’Everything But The Girl), The Avocados (formé par Etta Saunders, future membre des 49 Americans) ou Eleanor Rigby.
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https://www.youtube.com/watch?v=Lei6LahvstY
« On vivait généralement avec peu d’argent », restitue aujourd’hui Debsey Wykes, chanteuse et bassiste de Dolly Mixture (un groupe proche, esthétiquement et amicalement, des Damned). « On était très jeunes lorsqu’on a commencé le groupe, donc on vivait encore chez nos parents et on se contentait des vingt dollars que l’on gagnait par semaine. L’important, en fin de compte, ce n’était pas l’argent, mais la possibilité d’effectuer d’autres concerts, d’enregistrer quelques singles. »
« Financer l’album d’un groupe entièrement féminin semblait inconcevable. »
Problème : il est quasiment impossible pour tous ces groupes, surgis en pleine alternance politique, entre la fin du travailliste James Callaghan et les premières années de Margaret Thatcher, de publier leurs productions sur autre chose qu’un obscur label indépendant souvent éphémère.
« Il y avait quelques labels de renom qui voulaient nous signe »r, poursuit Debsey Wykes, « mais c’était à condition d’utiliser des musiciens de studio pour rendre notre musique plus propre. Produire un groupe avec une chanteuse, ça leur convenait, mais financer l’album d’un groupe entièrement féminin semblait inconcevable. »
La vérité, c’est que Dolly Mixture, The Mod-Dettes, April And The Fools et les autres étaient sans doute trop singulières pour leur époque. Des groupes trop bruts et fulgurants pour le grand public, pas assez austères et boudeurs pour coller avec l’image de l’indie-pop, tous militaient pour une pop au réalisme sentimental acerbe, une musique primitive, sans fioritures, à la croisée du revival mod et du post-punk qui frappe juste, séduit sauvagement et refuse toute velléités politiques. Si Debsey Wykes rougit lorsqu’on lui suggère qu’elle et ses contemporaines ont en quelques sortes amorcé l’explosion des Riot Grrrls, elle refuse pour autant de se considérer comme une militante.
« Ça ne fait aucun doute que nous avons grandement bénéficié de l’arrivée du punk, qui nous a permis de nous ouvrir sur autre monde et de comprendre qu’il était possible de produire la musique que l’on voulait, mais on ne s’est jamais considérée, dans notre cas, comme des artistes engagées. Ni des féministes. Certes, on ne se laissait pas manipuler. Certes, on a refusé de participer à une campagne visant à promouvoir la dernière voiture de Renault, mais ça n’allait pas plus loin. On n’avait pas spécialement de colère ou de rage en nous. C’était plus de l’excitation, l’envie de participer au changement du monde. »
Le vague à l’âme
Tracy (protégée de Paul Weller), Vivien Goldman (produite par John Lydon) ou Margox (« Reine de Liverpool », selon Malcolm McLaren) n’ont peut-être pas changé le monde, mais, avec leurs mélodies séduisantes, leurs compétences musicales assez sommaires et une certaine aisance à sautiller constamment entre naïveté et sophistication, séduction et fébrilité, mélancolie et hébétude, ont indéniablement contribué à le rendre plus beau, plus agréable.
Sur Sharon Signs To Cherry Red…, on trouve ainsi des hommages aux grandes figures de la pop (Debbie Harry de Family Fodder), des hymnes à faire jalouser les Temptations (If That’s What You Want de Mari Wilson & Imaginations), des refrains à la finesse d’écriture évidente (Teenage Kicks de Dawn Chorus And Blue Tits) et des considérations maussades (I Never Knew de The Avocados, sorte de version féminine de Morrissey). Bref, « des gens ordinaires qui jouent une musique extraordinaire« , comme disait Kim Gordon au sujet des Raincoats, grande prêtresse de cette pop à l’amateurisme réjouissant.
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