De Ravi Coltrane à Brad Meldhau en passant par le Belge David Linx qui revisite avec succès son compatriote Jacques Brel, dix albums qui témoignent de la diversité et de l’inventivité inentamée du jazz.
Brad Mehldau Trio
Blues and Ballads
A peine revenus de son monumental Ten Years Solo Live, Brad Mehldau, toujours aussi prolifique, nous gratifie déjà d’un nouvel album en trio. Le titre l’annonce, on retourne à la source, à ce blues dont Mehldau réussit non seulement à faire surgir la profonde ambivalence tragicomique, mais encore à tirer de superbes développements harmoniques inédits (ainsi dans le magistral Since I Fall For You). Quant aux ballades, on le sait, le pianiste y dévoile toujours une inépuisable inventivité. Ce n’est ni chez Cole Porter (I Concentrate On You) ni chez Paul McCartney (And I Love Her, My Valentine) qu’on le trouvera en terre étrangère, bien au contraire. Qu’ajouter ? Ce doit être quelque chose comme le 20e album de Brad Mehldau en tant que leader, et c’est un indispensable de plus. Sortie le 3 juin.
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Danielsson, Neset, Lund
Sun Blowing
Tous trois habitent Stockholm mais n’avaient encore jamais entrepris de travail commun. Erreur réparée par ce disque épatant enregistré en une nuit, où Marius Neset, Lars Danielsson et Morten Lund croisent le fer et jouent et s’amusent comme s’ils avaient fréquenté les mêmes écoles primaires et ne s’étaient jamais quittés depuis. Une fois de plus, Neset nous estomaque autant par son punch et l’ampleur de son souffle que par la variété de registres dont il se montre capable, passant sans prévenir de l’insouciance à l’écorchure, de la confiance au trouble. De grands musiciens réunis ne garantissent pas toujours un grand disque : pour cette fois, vous pouvez y aller les yeux fermés.
Idris Ackamoor & The Pyramids
We Be All Africans
Héritiers de Cecil Taylor et Pharoah Sanders, Idris Ackamoor & the Pyramids passèrent dans les années 70 à la manière d’un météore, ne laissant qu’aux dingues du genre le souvenir de leurs albums chatoyants de free futuriste. Après trente années de silence, le groupe s’est reformé, et bonne nouvelle, il paraît n’être jamais descendu du sommet des ziggurats. Afrobeats débridés, promenades intersidérales, touffeur percussive, souffle pan-africaniste et cris de masques impassibles, on retrouve dans We Be All Africans ce qui peut nous accrocher à un disque barré des 70s, le son, la folie et l’excitation, le tout restitué dans une urgence très contemporaine. Fantastique en tous points.
The Branford Marsalis Quartet with Kurt Elling
Upward Spiral
Froisser la même soie que Sinatra et Gershwin, roucouler des Blue Gardenia, West Virginia Rose et autres Blue Velvet aux tons passés, c’est prendre le risque d’un jazz vieillot, engoncé, prévisible. Mais Branford Marsalis a tant de vigueur, de charisme et de distinction que c’est de classicisme qu’on parlera ici, et du plus beau, celui qu’on joue en dehors de ses habitudes confortables, en retrouvant l’énergie première. Avec le renfort de Kurt Elling, crooner précis, attentif à ne jamais cabotiner, Marsalis sort de grands solos habités, en particulier au soprano, dont il tord le cou avec l’élégance parfaite des gangsters d’antan. Leur dialogue nu sur I’m A Fool To Want You est renversant, mais même la reprise de Sting (Practical Arrangement) a du charme. C’est tout dire. Sortie le 10 juin.
Wolfert Brederode Trio
Black Ice
Mid-tempi, arpèges entrecoupés de silences, introspections dénuées de complaisance et noirceur dispensée avec assez de retenue pour éviter la pesanteur, c’est à pas feutrés que Wolfert Brederode et ses complices, Gulli Gudmundsson à la contrebasse et Jasper van Hulten aux percussions, élaborent leur imaginaire, résolument nocturne, flottant, intimiste. Le jeu délié et le toucher brillant du pianiste hollandais sont pour beaucoup dans la séduction ; ils servent de guides dans ce cheminement vers toujours plus de profondeur et de pudeur, comme un mystère qui irait s’épaississant à mesure que la musique se déroule, jusqu’à un accord final résolument énigmatique.
https://www.youtube.com/watch?v=SkjSRyD1kzM
Jimmy Scott
I Go Back Home
Décédé en 2014, Jimmy Scott aura eu le temps d’enregistrer, aux côtés d’amis et de pointures, ce I Go Back Home bouleversant, chant du cygne aussi unique que l’était la voix aux sanglots asexués de cet immense petit homme affaibli par la vieillesse et la maladie, mais dont la générosité était intacte. Toute une vie de misère, de rejet (dues au syndrome de Kallmann, sa petite taille et sa voix si étrange le firent longtemps considérer comme un phénomène de foire), de lutte et de brefs éclats de gloire se ramasse là, dans ces torrents de douleur et de bonté. On ne se confronte pas impunément à tant de génie et d’humanité : ce disque rendra meilleur ses auditeurs. Sortie le 10 juin.
Markus Stockhausen & Florian Weber
Alba
Markus Stockhausen et Florian Weber auront pris leur temps avant de sortir ce premier album commun : six années passées à affiner leur dialogue jusqu’à atteindre cette confiance parfaite qui donne aux silences autant d’importance qu’aux notes et permet de toucher à une émotion très pure. Dès l’ouverture, aussi nette et tranchante qu’une sculpture de glace, le trompettiste et le pianiste allemands jouent avec les ombres, dévoilent à peine leur discours, laissent l’intuition les guider ou les égarer, suivant en cela l’enseignement du père de Markus, Karlheinz Stockhausen, grand maître de la musique contemporaine. C’est un disque qui nécessite une écoute attentive, mais les tumultes secrets qui affleurent alors récompensent largement cette exigence.
Jan Lundgren
The Ystad Concert
Enregistré au festival d’Ystad (Suède) en juillet dernier, ce récital rend hommage au pianiste Jan Johansson, qui mena dans les années 60 un important travail de réinterprétation de traditionnels suédois, russes et hongrois, avant de disparaître dans un accident de voiture à l’âge de 37 ans. Accompagné pour l’occasion d’un quartet et d’une contrebasse, le pianiste suédois se révèle parfaitement à l’aise dans ces mélodies au charme désuet. En mettant l’accent sur la fougue et la passion plutôt que sur la retenue, il parvient à ressusciter, le temps d’un mirage, les grands hôtels lumineux, les crépuscules froids et le luxe triste d’une Europe de l’Est et du Nord aujourd’hui évaporée.
https://soundcloud.com/actmusic-1/visa-frn-utanmyra-from-jan-lundgren-the-ystad-concert
Jack DeJohnette, Ravi Coltrane, Matthew Garrison
In Movement
Impossible d’aligner ces trois noms sans en être déjà impressionné : Jack DeJohnette, batteur qui a bâti sa légende en jouant notamment aux côtés de Miles Davis, Chet Baker et Keith Jarrett ; Ravi Coltrane, excellent saxophoniste et fils de John Coltrane ; Matthew Garrison, bassiste comme son père Jimmy le fut au sein du mythique quartet de Coltrane. Pour bien enfoncer le clou, ce colosse à trois têtes attaque d’emblée par Alabama, sommet coltranien dont il livre une interprétation hautement spirituelle. Il déroule ensuite plusieurs compositions originales (et une reprise du Blue in Green de Miles Davis et Bill Evans), toutes de tensions, d’humour et de groove. Un disque puissant, et un régal, forcément.
David Linx
Brel
Plus qu’une voix et une écriture, Brel était un corps, un rythme. Son art tenait autant de la chanson que du théâtre, de l’engagement total au service de l’interprétation. Littéralement, Brel est donc impossible à reprendre. En collant aux textes sans jamais les surjouer, en misant sur le swing éclatant du Brussels Jazz Orchestra plutôt que sur les eaux fortes à la Callot qui firent d’Amsterdam ou Ces gens-là des monuments de noirceur saisie à vif, David Linx y arrive pourtant. Déterritorialisant Brel moins de ce plat pays dont il est aussi originaire que de son legs redouté, il le revitalise, le ranime, le bouscule aussi, le fait tanguer sans jamais l’outrager. Et c’est sans doute le meilleur hommage qu’on pouvait lui rendre. A paraître le 10 juin, et à retrouver en concert le 26, à l’occasion du Paris Jazz Festival.
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