Il couche ses traits d’humeur sur papier, traitant tout autant des caisses automatiques des supermarchés que du succès incompréhensible de Donald Trump. Rencontre avec Jean Jullien, l’illustrateur qui croque le quotidien.
En mars 2016, la rue commerçante londonienne Oxford Street prenait des couleurs. Masquée par des travaux de réouverture, la boutique de mode japonaise Uniqlo se couvrait d’une gigantesque palissade illustrée d’une foule de personnages colorés aux trombines sympathiques, nés du pinceau de l’illustrateur Jean Jullien. « J’ai reçu plein de photos de copains qui posaient devant, raconte l’artiste basé à Londres. Et même de gens que je ne connaissais pas ! » Voir ses personnages en grand format dans la rue est pour lui une façon d’interagir avec son public.
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« Quand tu dessines pour toi, tu as une vision de la chose qui est parfaite en tes termes. Ce qui est intéressant, c’est justement quand tu dialogues avec les gens, les formats, tu sors de ta zone de contrôle et il se passe des choses. »
Le dialogue est au cœur du travail de Jean Jullien, Nantais de 33 ans installé à Londres depuis ses années de formation à l’école d’art Central Saint Martins. Collaborateur de nombreux titres de presse, dont Les Inrockuptibles et le Süddeutsche Zeitung, l’artiste aux presque 500 000 followers Instagram poste chaque jour un dessin représentatif de son humeur, scènes de vie sauce 2016 teintées d’humour et de tendresse. Un des derniers en date, un nuancier « 50 shades of red » indiquant les différents degrés de coups de soleil. « Je suis assez ronchon, et mes dessins partent souvent de trucs qui m’agacent », explique l’illustrateur depuis un café dans l’Est de Londres. Ses silhouettes minimales, toujours tracées au crayon-pinceau noir sur un bloc A5 de papier recyclé, traitent de scènes triviales du quotidien, des lundis difficiles aux problèmes de couple en passant par le téléphone et les réseaux sociaux, thèmes de prédilection de l’illustrateur, en y incorporant parfois des objets du quotidien – comme deux œufs peints qui deviennent soudainement des fesses rebondies.
Aisselles poilues et débat social
« L’observation sociale est mon premier amour », affirme Jean, qui puise son inspiration tout autant du côté des caisses automatiques d’un supermarché que dans la popularité incompréhensible de Donald Trump. Parfois, un débat s’ouvre au fil des commentaires sous une illustration postée sur les réseaux sociaux, comme celle réalisée pour la journée de la femme dépeignant une femme rousse poing en l’air, montrant avec fierté ses aisselles fournies en poils rouquins.
Certains internautes trouvent l’image « réductrice ». « Ce n’était pas du tout pour me moquer, justifie l’artiste, qui cite le travail de Sempé, du pubard Savignac et les affiches de Mai 68 comme inspirations majeures, mais au contraire un clin d’oeil au fait que le vrai progrès social pour moi est qu’on s’en fout désormais qu’une femme ait des poils sous les bras. » Une des illustrations préférées de Jean – qui avoue aimer dessiner des poils pour leur côté « humour gras » – est celle représentant un couple dans une salle de bains, l’homme se rasant les jambes et la femme contemplant ses aisselles poilues. « C’est contemporain », assure le dessinateur. « Mon but n’est pas de dire : ‘ce mec est efféminé et cette nana est dégueu’, mais plutôt : ‘putain, c’est génial !' »
L’après-Peace for Paris
Le dessin le plus connu de Jean Jullien ne comporte ni femmes ni poils. L’illustrateur s’est retrouvé propulsé sur le devant de la cyber-scène au moment des attentats du 13 novembre : c’est lui qui signe le dessin Peace for Paris, symbole non officiel du soutien aux victimes des attentats parisiens, qui fait le tour du web dès sa mise en ligne sur le compte Instagram de Jean. Le dessin, un signe de paix avec en son cœur la silhouette de la Tour Eiffel, a immédiatement été partagée sur les réseaux sociaux autour du monde, et a même été repris par certains médias.
« J’ai été un peu spectateur de son devenir, raconte l’illustrateur. Le dessin, c’est ma manière de communiquer. J’ai publié ce dessin comme quelqu’un aurait écrit un statut Facebook, sauf que mon langage est visuel et non textuel. C’était un événement traumatisant pour tout le monde, pour moi, pour les victimes, pour les Parisiens. Ce dessin, c’était ma manière de communiquer, de partager une émotion positive face au traumatisme. »
Face à la popularité de son image, les cyniques s’interrogent sur la motivation de l’illustrateur. Jean Jullien est ferme, comme il l’explique aux médias qui le contactent en masse pour qu’il donne sa version de l’histoire. « Non, ça n’a pas été calculé. Non, je ne me suis pas fait d’argent avec. Mais tu ne peux pas maîtriser ce que les gens pensent. Si quelqu’un a décidé mordicus que tu étais un salaud, tu ne peux rien changer. »
En dépit de la portée de Peace for Paris, Jean ne se considère pas comme un dessinateur politique, mais un individuel qui diffuse simplement son ressenti personnel. « Quand je fais un dessin d’Oncle Sam qui vomit Donald Trump, ça va au-delà de l’opinion et de la politique – ce mec est un haineux. » Et continue de puiser son inspiration dans les événements du quotidien, comme celui qui arrivera quelques jours après notre entretien, la naissance de son premier enfant. Qu’est ce que l’artiste va en tirer ? « Tout le monde me dit que ma pratique va changer et que je ne vais dessiner plus que des trucs mignons, sourit Jean. Donc je tente de rester critique face à ce qui, évidemment, est un grand bonheur. »
Il rigole cependant du changement qu’il constate sur sa timeline Facebook : « Il y a dix ans, mon flux était rempli de photos de copains bourrés. Maintenant, il n’y a plus que des photos de bébé ! » Un constat générationnel qui rejoint la volonté première du dessinateur : créer du débat. « Je ne dis pas que c’est bien ou c’est mal. Je veux juste créer quelque chose de pertinent, le poser au milieu de la table, voir qui réagit et comment, et être spectateur de la discussion qui peut en naître. Voilà ce que je fais dans mon petit coin. »
Jean Jullien vient de sortir un premier livre avec Phaidon, This Is Not A Book, disponible ici.
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