Sec comme un thriller, « La Fille inconnue » est un excellent film des frères Dardenne, servi par une impressionnante Adèle Haenel.
Tous ceux qui identifient les Dardenne à un cinéma naturaliste, social, misérabiliste, ouvriront peut-être enfin les yeux (il serait temps) en comparant leur magnifique et bressonien La Fille inconnue à la purge manichéenne de Ken Loach présentée plus tôt dans la Compète.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Une étincelante Adèle Haenel
Rien n’est plus travaillé, précis, minutieusement sculpté, intelligemment formaliste et moralement complexe que le cinéma des frères liégeois. Leur dynamo est cette fois-ci le docteur Jenny Davin, une jeune généraliste qui refuse un soir d’ouvrir sa porte à un patient parce que l’horaire est dépassé d’une heure. Elle apprend que celle qui sonnait a été retrouvée morte sur une berge, sans identité, sans famille et sans sépulture. Davin en conçoit une culpabilité maousse et n’a plus qu’un but : retrouver le nom de la fille inconnue et lui offrir une dernière demeure digne.
Davin, c’est Adèle Haenel, sainte laïque et guerrière, petit bloc obsessionnel qui rappelle ses devancières Rosetta ou Lorna. La différence, c’est que Jenny Davin n’est pas une victime mais une femme de la bourgeoisie dont le métier, ou plutôt la vocation, consiste précisément à réduire le malheur du monde, un peu comme si les deux frères étaient passés de l’autre côté de leur caméra par le biais de Davin (à propos de nom et de mort, si on croise les noms de Dardenne et de Davin, cela peut donner Davenne, le protagoniste de La Chambre verte).
Dans ce rôle portant tout le film, Haenel étincelle par son énergie, son tranchant, sa dualité enfantine et batailleuse, à la fois petite pieuvre et combattante, moteur crépitant de tous les plans du film. A ce propos, bonne chance aux jurés pour élire cette année le prix d’interprétation féminine entre Haenel, Stewart, Huller, Lane, Suarez, Ugarte… et on n’a pas encore vu Cotillard, Faning, Seydoux, Huppert…
Le meilleur Dardenne depuis “L’Enfant”
Bien que personnelle et intime, l’enquête du docteur Davin revêt bien sûr sa dimension politique jamais explicitée. La fille sans nom et sans tombe fait écho à toutes les victimes décédées dans l’anonymat des faits divers mais aussi guerres et des massacres de masse. Quant au défilé de personnages qui somatisent devant la toubib (vomissements, problèmes cardiaques, perte de sommeil…), ils incarnent une honte intériorisée et une culpabilité collective, les nôtres, celles des nantis (plus ou moins) indifférents ou impuissants face au spectacle visible des souffrances du monde.
Comme toujours chez les Dardenne, la portée politique ne découle pas d’un « vouloir dire » mais d’une histoire, de personnages, de situations, de gestes très banals et concrets. Leur beau souci, ce sont les détails. Demander à Haenel une diction blanche, désaffectée (« il faut dominer ses sentiments pour être un bon médecin » dit-elle au début) ; distiller les sonneries de portable qui scandent le film et intensifient ses suspenses ; ménager de longs silences avant que la parole des témoins du drame ne soit accouchée ; multiplier patiemment les écoutes au stéthoscope des bronches d’un patient avant d’énoncer un diagnostic (métaphore de la méthode des Dardenne ?) ; filmer le profil ultra-expressif d’Haenel et saisir la moindre inflexion de son visage comme un événement émotionnel faisant avancer le récit…
Même soin dans le colorisme, tout aussi minutieux que chez Almodovar même si beaucoup moins « pétant », entre les hauts bleus ou rouges de Davin et les murs blancs en fond d’écran. Sec et tendu comme un thriller, politiquement plus parlant que la plupart des films à messages, La Fille sans nom est un nouveau diamant brut de nos orfèvres de Seraing, leur plus éclatant et coupant depuis L’Enfant.
https://www.youtube.com/watch?v=28Vw5d6OL1Q
La Fille inconnue de Luc & Jean-Pierre Dardenne (Belgique). Avec Adèle Haenel, Jérémy Rénier, Olivier Gourmet. Sélection offficielle: en compétition.
{"type":"Banniere-Basse"}