Face aux dérives sécuritaires et racistes qui se multiplient, l’historien et politologue Achille Mbembe, dans un nouvel essai lucide et brillant, Politiques de l’inimitié, nous donne les moyens de penser un nouveau monde en commun.
Peu avant sa mort prématurée en 1940, Walter Benjamin lançait, dans ses thèses Sur le concept d’histoire, un dernier appel en nous enjoignant d’écrire l’histoire non plus avec le point de vue des vainqueurs et des puissants, mais avec celui des vaincus, des opprimés, des « sans-voix ». Un tel projet pourrait ainsi, selon le philosophe, apporter de nouveaux éclairages sur le passé et devenir, pour le présent comme pour le futur, une véritable « illumination ». C’est un tel défi que relève, avec succès, Achille Mbembe dans son dernier ouvrage Politiques de l’inimitié. Trop longtemps bercées dans une autocélébration aveugle et compulsive, les démocraties occidentales n’ont cessé, activement, de refouler leur phase nocturne et leurs origines beaucoup plus sombres : la colonisation, le massacre systématique de peuples entiers et la mise en place d’un système esclavagiste sans précédent pendant quatre siècles.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La colonisation, le refoulé des démocraties modernes
Sans doute ces démocraties sont nées, comme le rappelait Norbert Elias dans La Dynamique de l’Occident, d’un processus de pacification des mœurs amenant à la paix civile. Il convient toutefois de ne pas en oublier la contrepartie beaucoup plus funeste. Au même moment, dans les colonies d’Afrique et les plantations aux Etats-Unis, on assiste à un véritable déchaînement pulsionnel pour accroître, toujours davantage, les richesses des métropoles. « Pour pacifier les mœurs, écrit Achille Mbembe, il importe de s’emparer des colonies, d’établir des compagnies concessionnaires, et de consommer de plus en plus de produits en provenance des parties lointaines du monde. » Les Etats-nations européens se fondent donc, à cette époque, sur leur capacité à instaurer de par le monde des relations d’échange inégales qui relèvent d’un réel pillage des ressources locales.
Il ne s’agit pas là d’une simple contingence, ni même d’une excroissance ponctuelle dans l’histoire de l’Europe. Fondamentalement et historiquement les trois ordres respectifs de la démocratie, de la colonie et de la plantation restent indissociables. C’est un principe de destruction sans limite que l’on met en œuvre pour imposer de tels régimes. Là commence incontestablement la tradition des « sales guerres ». Ce sont ces guerres systématiques et asymétriques qui explosent alors, sans raison valable où l’Autre est toujours-déjà un ennemi par nature. Si Grotius tentait dès le XVIIe siècle de fonder un droit de la guerre, dans les colonies, au contraire, on suspend le droit. C’est une organisation sans cohérence qui s’installe où priment l’affect, la réaction et l’imprévu. D’ailleurs, si le XXe siècle se caractérise surtout par les destructions massives qui l’ont continuellement rythmé à partir de la Première Guerre mondiale, Achille Mbembe rappelle qu’une telle barbarie n’a pu voir le jour qu’en étant expérimentée à l’intérieur des colonies. La forme-camp, qui aura la fortune que l’on connaît, apparaît ainsi pour la première fois à Cuba et aux Philippines, dès le début du XXe siècle, pour réprimer les mouvements de masses jugés hostiles.
Le sujet de race
Dès lors, dans les colonies, aucun monde en commun n’est possible. C’est le régime de la séparation et de la division qui prédomine, là même où l’Autre, le « nègre », l’ »indigène », est détruit au plus profond de lui-même, privé de tout droit, possession d’un autre et réduit à son corps dont il faut extraire, avec acharnement, une force de travail nécessaire à la prospérité des colons. La colonie se caractérise par ces « sujets de douleur » qu’elle crée, perpétuellement, et dont la vie devient proprement invivable. C’est là qu’apparaît, comme le souligne Achille Mbembe, le sujet de race ou la création de la race.
La domination raciale repose sur une volonté déterminée de subordination de l’autre recouvert de fantasmes, d’un ensemble d’énoncés ressortissant d’une véritable mythologie et justifiant, en retour, son assujettissement.
Le « nègre » entièrement construit comme un être-pour-autrui devient alors un objet psychique. Il est en outre amené à se percevoir dans les termes que lui impose le colon pour tuer toute velléité insurrectionnelle et à se vivre comme simple manque de tout ce qui définit le colon. Achille Mbembe parle d’une nécropolitique à propos d’un tel régime où la mort de l’Autre, constitué en tant que tel, n’a plus rien de scandaleux et se vit sur le mode de la fatalité. Avec les mots de la philosophe américaine Judith Butler, on pourrait dire que le « nègre » n’est plus digne d’être pleuré, ni même objet de deuil car appartenant à un régime ontologique radicalement distinct. Mais le colon craint également le « nègre » et le redoute juste après en avoir déclaré l’infériorité. C’est pourquoi Frantz Fanon, que relit Achille Mbembe, pouvait considérer le racisme comme provenant à la fois d’un délire et d’une véritable psychose.
Des Etats modernes dépressifs
Mais Achille Mbembe n’en reste jamais dans Politiques de l’inimitié à la période coloniale. Cette séquence historique continue à perdurer, sous différentes formes, et doit, à tout le moins, permettre d’interroger notre présent politique. C’est un même mode de la séparation qui organise aujourd’hui les Etats-nations occidentaux où s’observent, en différents points, des processus de dé-démocratisation. Si autrefois les Etats occidentaux avaient besoin, pour dominer, de la séparation des maîtres et des esclaves, ils distinguent aujourd’hui frénétiquement entre l’ami et l’ennemi, entre ceux qui ont le même sang, qui sont « de souche » et ceux de sang autre.
Les démocraties sortent d’elles-mêmes et se développent de plus en plus comme des Etats de sécurité à partir d’un état d’insécurité qu’elles créent elles-mêmes, justifiant également les guerres au-dehors.
L’Autre, ce n’est plus seulement le « nègre », c’est aussi, désormais, le « musulman », l’ »Arabe » et le « migrant ». La domination raciale se poursuit puisqu’on ne cesse de les recouvrir de fantasmes au nom de l’incompatibilité supposée des civilisations et pour les contraindre toujours plus. Partout, il n’est question que de frontières, de murs et de mesures sécuritaires autoritaires qui visent ces ennemis que l’on se crée. On assiste ainsi, selon Achille Mbembe, à une véritable planétarisation de l’Apartheid où les volontés belliqueuses se mettent en scène dans des mythologies apocalyptiques ! En ce sens, c’est encore la forme-camp qui définit aujourd’hui notre horizon politique et celui de demain, très probablement.
Du racisme d’Etat au « nano-racisme »
C’est dans cette mesure que se développe un véritable racisme d’Etat qui se présente, invariablement, comme défense de la civilisation sans hésiter, pour ce faire, à suspendre le droit. Mais il ne faut pas sous-estimer un racisme adjacent, beaucoup plus insidieux, un nano-racisme qui fait maintenant partie intégrante des dispositifs pulsionnels et de la subjectivité économique de notre temps. Ce nano-racisme constitue pour Achille Mbembe une « forme narcotique du préjugé de couleur qui s’exprime dans les gestes apparemment anodins de tous les jours, au détour d’un rien, d’un propos en apparence inconscient, d’une plaisanterie, d’une allusion ou d’une insinuation, d’un lapsus, d’une blague, d’un sous-entendu et, il faut bien le dire, d’une méchanceté voulue. »
Les démocraties actuelles en restent dès lors à un stade narcissique, refusant d’admettre que nous sommes, fondamentalement, des êtres de frontières. L’Occident continue à se fantasmer comme lieu unique de l’être et de l’universel, pure mythologie que n’a cessé de venir confirmer la philosophie métaphysique. Loin d’un monde commun, qui reste toujours l’universalisation de simples particularismes, c’est un monde en commun qu’il est urgent alors de construire, un tout-monde selon la belle expression d’Edouard Glissant. Contre les « histoires » et les illusions qui séparent, Achille Mbembe nous appelle à travailler à une mémoire collective, à des généalogies communes pour nous reconnaître comme les fragments d’une même humanité. Il s’agit de reconnaître avec Frantz Fanon, qui a passé sa vie comme le rappelle l’auteur à passer d’un pays à l’autre, que l’homme reste un être social et que seule la reconstitution d’un lien non exclusif permettra de construire un futur politique loin du principe de l’inimitié prédominant actuellement. Si, dans Politiques de l’inimitié, Achille Mbembe se veut lucide face aux lignes de fracture qui s’accumulent, il nous offre néanmoins les moyens pour penser une communauté politique authentique et émancipatrice à venir, basée sur la relation de soin.
Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié (La Découverte, 184 p, 13 €)
{"type":"Banniere-Basse"}