La 19ème édition du Festival Gnaoua et Musiques du monde s’est tenue ce week-end à Essaouira. Un lieu mirifique pour cette musique euphorisante, qui jamais ne baisse la garde de sa quête identitaire.
Comment sonne la mélancolie quand les vents tournoyants la filtrent ? Cette 19ème édition du Festival d’Essaouira marquera les esprits comme le moment charnière où la musique gnaouie a dû changer d’époque et envisager, non sans émotion, un avenir incertain. La disparition en 2015 du célèbre maâlem Mahmoud Guinea est venue rappeler l’humanité, mais aussi la fragilité, d’une musique que l’on imaginait dure au mal et sèche comme de la peau tannée. Dotés d’une aura quasi-surnaturelle, les maâlems, les fameux maîtres de cérémonie, semblaient jusqu’ici préservés de l’usure du temps par les bienfaits de leur potion magique (envoûtement des basses guembri, acupuncture des crotales de métal, tambours euphorisants et divers onguents spirituels). Mais soigner les corps noués et les âmes meurtries ne garantit pas l’impunité. L’an passé, le Festival s’était clos avec le dernier concert officiel d’un Guinea affaibli, pour un adieu déchirant. Sur la majestueuse scène Moulay Hassan, face à une foule en larmes, le père spirituel de la gnaoua avait passé le flambeau à son fils Houssam. Son guembri, ce luth rectangulaire au son de basse plus profond qu’une douve, avait changé de mains, et de génération. Une sortie d’une dignité absolue. Petit-fils d’un «médecin caporal» malien, lequel soignait lui aussi les troubles psychotiques avec de la transe, Mahmoud Guinea était devenu un chef de file mondialement respecté, à l’égal d’un Muddy Waters ou d’un BB King marocain. «Cette disparition est une perte inestimable, car il faut des personnalités de la trempe de Mahmoud pour faire avancer notre musique et tenter des expériences» confie le maâlem Abdeslam Alikane, par ailleurs directeur artistique du festival.
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Décente incandescence
Dans ce climat particulier, cette édition a donc questionné l’idée de transmission et d’héritage, au moment où la génération qui a accompagné l’apparition du Festival en 1998 s’interroge sur son legs musical, discographique, écrit et visuel. On vit donc Houssam Guinea sur scène mais aussi ses sœurs – une première féminine -, sans oublier leur oncle Mokthar. On apprit que le très jeune fils de la star Hamid El Kasri (gravement accidentée en voiture, et jouant assis) s’entraînait au guembri en cachette de son père. D’autres ont assumé depuis longtemps leur ascendance et se sont fait un prénom, comme Hassan Boussou. Originaire des esclaves subsahariens « importés » au Maroc entre le VIIIe et XIXe siècles, la gnaoua n’en a donc toujours pas fini en 2016 avec sa quête identitaire. C’est sans doute cela qui la régénère, entre tradition et flirts poussés avec d’autres styles (world, jazz, rock, etc). Et parfois nourrit la polémique : certains esprits chagrins estiment qu’elle se spectacularise et s’éloigne de son essence spirituelle à Essouira. D’autres affirment au contraire que le Festival lui offre une vitrine exubérante et luxueuse, lui assurant survie économique et reconnaissance mondiale. Signée par le photographe Jean-Luc Manaud (lui aussi disparu en 2015, comme le Sénagalais Doudou N’diaye Rose, célébré sur scène par ses fils), une exposition à l’Institut Français documentait, justement, le versant rêche et caché de la tagnaouite : les lilas, nuits thérapeutiques privées, fermées au quidam et donc sujettes à fantasmes. On y vit des poignards tirés, du sang, du feu, de la transe jusqu’à l’évanouissement, on y devina l’impact hypnotique de la musique porté à son incandescence… Une tension dramatique que l’on sentit, induite, diffuse dans certaines performances, comme celles d’Abdelkebir Merchane ou Abdellah Akharraz. Et que l’on a franchement goûté lors de la dernière longue nuit à la Zaouia Sidna Bilal (un sanctuaire ouvert comme un patio de riad), libre d’accès, où les jeunes Marocains communiaient dans une atmosphère électrique et hilare. Un pur moment de rock’n’roll.
Fantasia venteuse
Si faire face à la mort et jouer encore plus fort fut cet impensé qui voila parfois l’humeur du festival, rien ne put empêcher Essaouira, pourtant, de jouer son rôle de centrifugeuse à rêves libertaires. Ce que brassent les ruelles de sa médina et les contreforts de la citadelle, c’est pour le moins une joyeuse fantasia humaine: néo-hippies, djellabas sans âge, va nu-pieds apatrides, touristes maliens en goguette, joueurs de kora égarés, femmes-flics, porteurs allongés dans leurs carrioles, pêcheurs hyperactifs, pin-ups enturbannées, bourgeois encanaillés… On vit même la réplique parfaite du Johnny Depp de Pirate des Caraïbes, khôl, tunique et pistolets compris, faire son petit effet sous les remparts. Jeunes ou vieux, pauvres ou riches, tous à égalité et emmêlés dans l’air presque pâteux de ce vent proverbial qui, à Essaouira, change la définition des choses : on frissonne au soleil, les portes s’ouvrent d’elles-mêmes, les chevelures s’animent tels des buissons ardents… Et certains marchent à reculons.
Energie brute
Ces alizées qui giflent gentiment mais nous manquent quand elles disparaissent sont des vecteurs de bonne humeur, mais aussi d’énergie pure. Certains musiciens ont semblé littéralement s’en imprégner, faisant la différence dans une programmation toujours accueillante pour les troubadours transcontinentaux. En premier lieu les rockeurs fous de Hoba Hoba Spirit, au set infernal alignant les hymnes, et dont chaque inflexion est reprise en chœur par une jeunesse locale survoltée. Si évoquer des guitares clashiennes et la ferveur de la Mano Negra à leur égard commence à tenir du lieu commun, il faut avouer qu’après sept albums, ce groupe de Casablanca s’avère toujours aussi essentiel : s’il est des musiciens qui ont au Maroc forcé des barrages, tracé des routes et peuplé le désert, ce sont bien eux. Aussi dense mais nettement plus funky, le Ghanéen de New York Blitz the ambassador aura marqué de son flow épileptique la série des concerts tenus sur la plage (en face de la scène, des chevaux se rafraîchissent dans les vagues, à minuit). De l’humour et des cuivres comme des trampolines, le rap groovy de The Ambassador ne devrait pas tarder à régner. La fusion gnoua-reste du monde est un exercice toujours très attendu à Essaouira mais tient souvent de l’équilibrisme entre des univers et des pratiques pas toujours solubles entre elles. Entre les maâlems et leurs invités d’horizons divers, certains compagnonnages finissent par fonctionner, et l’enrichissement est mutuel. Ce fut le cas pendant quelques minutes de grâce et de danse entre Abdeslam Alikane et les volubiles Songhoy Blues. Bonne connexion rythmique et esprit festif partagé par toute la place Moulay Hassan. Porté par un chanteur-danseur au corps de caoutchouc, les Maliens – qui ont dû fuir Tombouctou à cause de la guerre civile – le confirmèrent deux soirs plus tard : leur blues-rock souvent gracile et teinté de guitares africaines est chargé d’un fort pouvoir euphorique. On a peut-être aperçu un autre futur enviable derrière la silhouette efflanquée et la coupe… vaporeuse du Casablancais Walid Benselim, chanteur de N3rdistan. Ce projet de marier textes classiques et défonce rap, mélopées mystérieuses et sonorités électro, charisme de chamane et instruments africains traditionnels fait déjà étalage d’une sacrée force de caractère. La maturité, c’est aussi ce que le festival réclame pour sa musique : en demandant une inscription des gnaouis au patrimoine mondial de l’UNESCO, et en soutenant un projet de loi au Maroc qui devrait enfin donner pleinement leurs droits aux artistes. Une nouvelle époque, donc.
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