Secouristes souvent improvisés dans l’urgence de la répression, les street medics sont amenés à voir leurs vocations se multiplier en France avec la militarisation des forces de maintien de l’ordre. Immersion au cœur du gaz à Nantes, ville marquée par les violences entre manifestants et policiers.
Lieu Unique, Nantes, jeudi 12 mai. L’épaisse fumée qui empêche de voir à deux mètres n’a rien à voir avec les fumigènes d’un concert: des dizaines de lacrymo viennent d’être lancées par les forces de l’ordre. Impossible de respirer sans ressentir une brûlure déchirante. Des manifestants se retrouvent coincés entre un haut grillage et une pente glissant tout droit vers l’Erdre. Ils subissent une « nasse ». À l’aplomb de la rivière, des policiers barrent la route à ceux qui voudraient s’extraire du brouillard corrosif. Certains manifestants sont assis, têtes contre épaules, attendant l’accalmie. D’autres, paniqués, trébuchent vers une issue inexistante.
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D’abondantes salves de grenades de gaz ont été tirées près du Lieu Unique par la Compagnie départementale d’intervention (CDI). Une compagnie sous haute tension. Un commandant du service s’est fait passer à tabac en plein centre-ville nantais il y a quelques semaines. Une polémique entre polices a de plus éclaté à cause d’une vidéo montrant un policier qui blesse un manifestant à la tête. Une enquête de l’IGPN a été ouverte.
Alors que le nuage de gaz toxique commence à se dissiper, de nombreux corps restent étendus sur le sol. C’est là qu’intervient Audrey, 23 ans, casque avec une croix rouge et foulard sur la bouche. La jeune fille est une « street medic » comme on dit dans le langage des manifs, une volontaire qui soigne les victimes des gaz, des coups ou des Flash-ball. Ces soignants sont identifiables à leurs sacs de premiers secours, leur casque ou leur drapeau à croix rouge. Valentin, secouriste dans une association, soigne en manifestations depuis 2007. Le jeune homme de 25 ans a dans son sac des compresses, des bandes, des écharpes pour l’épaule, des poches de froid instantanées et des pansements antihémorragiques appelés cousins hémostatiques d’urgence.« On a eu plusieurs personnes en état de choc », explique Audrey, porteuse de l’équivalence d’un diplôme de secouriste PSE 2. « Le 12 mai, on a recensé au moins 34 blessés, dont six sont partis à l’hôpital ». Audrey navigue entre Nantes et Rennes, l’autre ville de l’Ouest actuellement à la pointe de la contestation contre le projet de loi Travail, où elle vient de rencontrer et d’échanger avec quatre street medics. Depuis la manifestation du 9 avril, elle a décidé de soigner les blessés sur le terrain :
« Ce jour-là, cela avait été hyper violent, j’avais moi-même été frappée par une grenade assourdissante ».
C’est un ami qui s’activait déjà comme street medic qui a convaincu Audrey de franchir le pas. « On est une vingtaine à Nantes« , constate la jeune femme :
« Des gens comme Guillaume dont le père est médecin ou Etienne, qui est pompier volontaire et s’est joint à nous depuis jeudi. En tant que street medic, il faut toujours être préparé à être blessé par projectile. Des policiers m’ont déjà suivi avec leur canon pendant que je soignais quelqu’un ».
Katell, pilier de Nuit Debout à Nantes, a aussi vécu la manifestation du 9 avril comme un déclic :
« Mais je n’ai découvert ce terme « street medic » qu’il y a une semaine. On cherche avant tout des moyens d’action pacifiques. Au début, on emmène un peu de sérum physiologique, une pharmacie avec du désinfectant, de l’arnica, du Maalox pour apaiser les effets du gaz ».
Un street medic soigne parfois des manifestants radicaux qui se sont ouvert la main en cassant des vitres. « Les policiers n’hésitent pas à nous confisquer notre matériel, à jeter le sérum, le maalox, les compresses », raconte Audrey. « Certains ont failli être arrêtés pour exercice illégal de la médecine ». Katell grince : « Bientôt, le sérum physiologique va être considéré comme une arme par destination ».
Le mouvement des street medics est né au USA dans les années 60 avec les mouvements pour les droits civiques. Dans les années 1990, les street medics accompagnent l’essor des mouvements altermondialistes. On les retrouve aussi en Palestine pendant la seconde Intifada, lors des Printemps arabes ou des mouvements sociaux récents en Grèce et en Espagne. En France, l’enclave pionnière fut celle de Notre-Dame-des-Landes, comme l’explique Pierre Douillard-Lefevre dans son essai de sociologie critique L’arme à l’oeil. Selon lui, 104 grenades offensives, comme celles qui a tué Rémi Fraisse, y auraient été tirées. Cela a obligé les militants à se structurer très tôt selon les préceptes des street medics, explique un zadiste :
« Le nombre de gens mobilisés varie en fonction des envies et des besoins, mais de plus en plus de gens se mettent à le faire dans les manifestations sans avoir été véritablement formés. Personnellement, j’ai suivi deux semaines de formation. Mais cela ne concerne que les premiers besoins, il est souvent préférable que la personne blessée aille voir un vrai médecin. La seule chose qu’on n’apprend pas, c’est de réaliser des opérations ».
L’expérience de la Zad se transmet donc aujourd’hui logiquement à Nantes, où les street medic ont fort à faire avec les dégâts de grenades de désencerclement, des petits plots en caoutchouc capables de déchirer les chairs. Ils restent pourtant moins traumatisants que les impacts de LBD 40. Ce successeur du Flash-ball est classé dans la catégorie arme à feu à usage militaire, comme l’explique Pierre Douillard-Lefevre. « Face au LBD, dans la rue, on ne peut pas faire grand-chose si les gens sont touchés à la tête ou au ventre », confirme Valentin.
« Ce sont des blessures internes. La seule chose à faire est de soutenir les blessés jusqu’à l’arrivée des secours, si la police veut bien les laisser passer. Le LBD génère de nouveaux types de plaies, une prise en charge vers un scanner ou une échographie est régulièrement nécessaire ».
Le LBD, qui a rendu quasi-obsolète le Flash-ball, pourrait, un jour, être lui-même détrôné par une arme de type Cougar MS, capable de projeter des projectiles de caoutchouc dur, aussi bien que des grenades. Et surtout de tirer jusqu’à 20 coups par minute, quand le LBD doit être systématiquement rechargé. Face à cette radicalisation et sophistication technologique du maintien de l’ordre, les street medics risquent de voir leurs bataillons s’étoffer.
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