Depuis sa création en 2008, Mediapart s’est beaucoup attaqué à Sarkozy et à son entourage. Aujourd’hui, il n’épargne pas la gauche au pouvoir, avec les charges répétées contre Jérôme Cahuzac. L’indépendance, marque de fabrique du journal en ligne.
Le 8 juillet 2010, à mi-chemin entre les places de la Bastille et de la Nation, une forêt de caméras et de micros s’agite au pied du siège de Mediapart. Face au portail de métal anthracite du passage Brûlon, « les deux Fabrice », Lhomme et Arfi, journalistes d’investigation, sont attendus.
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« Pour la première fois, je me suis retrouvé pendant vingt-quatre heures dans la peau des gens dont je parle régulièrement, décrit Lhomme qui travaille aujourd’hui au Monde. C’est-à-dire dans la position du mec traqué. »
Le matin même, Le Figaro avait titré sur « La romance de Mediapart ». Un coup de bâton contre leur article publié deux jours plus tôt sur le pure player payant. Version du Figaro : en écrivant que Nicolas Sarkozy « recevait son enveloppe » d’argent liquide chez les Bettencourt, Arfi et Lhomme ont surinterprété les déclarations de Claire Thibout, l’ex-comptable de la femme la plus fortunée au monde.
On l’ignore alors, mais dans les quarante-huit heures séparant la publication de l’article de Mediapart et celui du Figaro, la brigade financière, soutenue par deux cars de CRS et plusieurs estafettes de gendarmerie, a cueilli la comptable dans la maison de ses cousins. Dans Sarko m’a tuer, sorti un an après cet épisode et écrit par Fabrice Lhomme et Gérard Davet, Claire Thibout donne des détails sur son passage dans « ce commissariat sinistre ». Les policiers, explique-t-elle, l’ont intimidée et poussée à infléchir ses propos.
« Les policiers n’étaient pas contents (de l’interview sur Mediapart), ils voulaient que je leur dise que tout était faux. Ils subissaient eux-mêmes une incroyable pression. À chaque feuillet tapé, l’un des quatre policiers faxait le PV à sa hiérarchie et au parquet de Nanterre, qui rappelait pour faire changer tel ou tel mot. »
Ce 8 juillet donc, à l’abri en Bretagne, Fabrice Arfi peine à faire taire son téléphone. Fabrice Lhomme, lui, voit la meute de journalistes aux aguets. Il l’esquive en filant par un autre portail, ouvrant directement sur l’impasse Druinot. Le quinquennat sarkozyste, Mediapart l’a vécu un peu comme ça. Sans arrêt attendu au tournant par les confrères à chacune de ses révélations. Les politiques, eux, attaquèrent à chaque coup porté contre leur camp. Dans un élan caricatural de la violence verbale du précédent gouvernement contre le site internet, un certain Xavier Bertrand, alors secrétaire national de l’UMP, qualifia la publication des écoutes Bettencourt de « méthodes fascistes »*.
De 20 000 à 50 000 abonnés en un an
L’autre conséquence, positive celle-là, fut que la courbe des lecteurs épousa celle des révélations. En 2010, boosté par l’affaire Bettencourt, Mediapart est passé de 20 000 à 50 000 abonnés. Son point d’équilibre. D’autres affaires d’État, devenues mots-clés depuis, ont suivi : « Karachi », « Takieddine », « Tapie-Lagarde », « Kadhafi-Sarkozy »… L’enquête, « cœur nucléaire du journal », dixit le rédacteur en chef François Bonnet, a prouvé sa rentabilité. En 2011, le pure player payant engrange 500 000 euros de bénéfices, 700 000 euros l’année dernière.
Aujourd’hui, au premier étage du passage Brûlon, aucun des journalistes ne manque de rappeler les moqueries qui ont accompagné les débuts du site, en 2007. « Dès le départ, on nous disait : ‘Vous êtes des vieux, le web c’est forcément gratuit’, explique Bonnet. On est donc entré en conflit avec une large partie de la profession et des experts d’internet. »
Mars 2008, le site web définitif de Mediapart est en ligne. Une trentaine de journalistes, dont une bonne partie en provenance du Monde, se fédèrent autour d’un constat critique de la presse généraliste française, jugée peu insolente et trop dépendante de gros actionnaires. Martine Orange, journaliste d’enquête spécialisée en économie, débarque justement du « quotidien de référence ». Lors de son transfert à Mediapart, elle perd les deux tiers de son carnet d’adresses, « alors que, quand j’étais au Monde, tout le monde voulait me voir », souligne-t-elle. Mais au moins maintenant, je ne me sens pas obligée de réaliser des interviews de grands patrons négociées en amont avec les conseillers de com ».
Ce constat acerbe de l’écosystème médiatique est largement partagé en interne. Quelques collègues plaident toutefois pour tempérer la critique. Sophie Dufau, rédactrice en chef adjointe du site, pense « qu’une des difficultés par rapport aux confrères provient du ton péremptoire qu’on peut avoir parfois : ‘L’info part de là » (devise du site – ndlr). C’est vrai qu’on bouscule les pratiques et le ronron dans une espèce de volonté d’enquête de révélation. Mais ce qui ressort souvent de Mediapart dans les journaux, c’est le côté donneur de leçon. »
La méfiance des vieux médias français ne s’est jamais totalement effacée. Dernier exemple en date, l’affaire du compte bancaire qu’aurait détenu en Suisse (avant 2006) Jérôme Cahuzac, le désormais ex-ministre du Budget, qui était en charge, notamment, de la lutte contre l’évasion fiscale. Au fil des articles et des émissions spécialisées, les médias se sont montrés prudents, parfois distants, avec les affirmations du site d’information (cet article paru dans le numéro 903 des Inrockuptibles a été bouclé le 18 mars, avant l’ouverture d’une information judiciaire sur l’affaire Cahuzac – ndlr). « En ce moment, dès que je croise une connaissance, elle me demande si l’on est solide sur Cahuzac », se désole Louise Fessard, jeune journaliste en charge des questions de sécurité à Mediapart. Sa collègue, Jade Lindgaard, d’ajouter que « force est de constater que tous nos éléments probants n’ont pas suffi à emporter la conviction, y compris de gens qui nous font confiance ».
L’adversaire le plus actif de Mediapart a sans doute été Jean-Michel Aphatie, le chroniqueur politique star de RTL et du Grand Journal de Canal+. Au téléphone, il reconnaît volontiers avoir « réagi et surréagi » sur cette histoire. Mais il défend ses doutes et perçoit le danger d’un « populisme effréné ». « Quand vous êtes ministre, l’a priori, c’est que vous êtes pourri, dit Aphatie. Je pense que le journalisme ne peut pas être accusatoire, comme ici. » Pour lui, l’utilisation du conditionnel aurait été nécessaire. « Accepter ces pratiques, basées en partie sur des sources anonymes, c’est la porte ouverte aux manipulations. »** Faut-il remettre en cause le secret des sources ? « Non, mais si six mois d’enquête ne permettent pas de sortir une info, on ne la sort pas », répond Jean-Michel Aphatie qui regrette aussi que l’enquête préliminaire pour « blanchiment de fraude fiscale » fut ouverte après une lettre d’Edwy Plenel au procureur de Paris.
« Mediapart est un petit poisson face à de gros requins dans une mer polluée »
Dissimulé à dessein par des étagères ouvertes blanches, le bureau du célèbre moustachu directeur de la publication de Mediapart semble encastré au fond de l’open space de la rédaction. De ce poste de pilotage, Edwy Plenel refuse en bloc l’étiquette de « journaliste-procureur ».
« On s’adapte simplement au terrain propre à chaque affaire. Quand Sarkozy a porté plainte contre nous pour faux et usage de faux sur notre document libyen (stipulant que le régime de Kadhafi a donné son accord pour financer la campagne de 2007 de Sarkozy à hauteur de 50 millions d’euros – ndlr), on répond deux jours plus tard en portant plainte pour dénonciation calomnieuse. »
Quand on l’interroge sur un service après-vente des informations parfois ressenti comme abusif, Edwy Plenel hoche la tête avant la fin de notre question. Pour le patron de Mediapart, c’est un problème imposé par l’extérieur : « On nous met parfois dans cette position, concède-t-il. On en vient à faire la promotion de notre travail et c’est un piège. Les médias résument Cahuzac contre Mediapart. » La conséquence d’un journalisme accusatoire ? « Joffrin (directeur du Nouvel Observateur – ndlr) et Aphatie ne jugent que le bruit, comme tout ce qu’ils font d’ailleurs, évacue Plenel. Nous, nous nous battons, nos infos on les assume en se battant. Mediapart est un petit poisson face à de gros requins dans une mer polluée. »
Entre une info sensible, de celles qu’un journaliste sait absolument « vraies », et une info qu’il jugerait « publiable », existe souvent une zone grise. Un petit espace balisé de panneaux d’alerte : « ligne éditoriale ». « prudence », « goût du risque », parfois du « scandale », « éthique » ou encore « loi de la presse ». Cette zone grise, Mediapart la traverse plus rapidement que les autres journaux. Non par empressement, mais par choix éditorial. Le jeune média pratique une sorte de « journalisme à risques » assumé.
« Le vrai journaliste est celui qui vend la mèche en se brûlant les doigts »
Fabrice Arfi, l’enquêteur chevelu et barbu qui a sorti l’affaire Cahuzac, a théorisé ce parti pris. Il emprunte une phrase à l’historien Pierre Nora : « Le vrai journaliste est celui qui vend la mèche en se brûlant les doigts. » Maxime appliquée à la lettre dans l’affaire Bettencourt. Les enregistrements pirates réalisés par le majordome dans le bureau où conversaient Liliane Bettencourt et son gestionnaire de fortune Patrice de Maistre, un avocat les avait proposés à plusieurs journaux avant Mediapart. Trois les ont déclinés : Le Monde, Le Nouvel observateur et Le Canard enchaîné. Ce dernier, sans connaître leur contenu, refusa de garantir un article de quatre pages sur cette affaire à l’avocat détenteur des enregistrements***. Les deux autres journaux, eux, estimèrent que le droit à la protection de la vie privée l’emportait.
C’est le vieux débat qui divise la presse. De quels moyens peut-on user pour obtenir certaines informations d’intérêt général ? On parle ici d’informations liées à la fraude fiscale de haut vol, aux soupçons de financements illicites des partis politiques et des campagne électorales, au conflit d’intérêt du ministre Éric Woerth, etc. Dans l’affaire Bettencourt, la justice a provisoirement répondu. Après deux jugements favorables à Mediapart en première et seconde instance, la Cour de cassation a finalement estimé, le 6 octobre 2011, que la publication des bandes pirates n’était pas légitime. L’affaire a été renvoyée devant la cour d’appel de Versailles. Six mois plus tard, Edwy Plenel, Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme (ainsi que deux journalistes du Point) ont été mis en examen pour violation de la vie privée. Vendre la mèche en se brûlant les doigts… Pour avoir défendu de nombreux journaux comme Libération, Ouest-France et Le Nouvel Obs, Jean-Pierre Mignard, avocat du site internet, nous certifie néanmoins « qu’en comparaison avec les autres médias, Mediapart est très peu condamné ».
Face à ce journalisme engagé, les premiers déboussolés sont les communicants. Par « le hasard de la vie », qu’elle juge aujourd’hui « romanesque », Marion Bougeard, ancienne journaliste recrutée par l’agence de com Euro RSCG devenue Havas Worldwide, a conseillé deux clients confrontés aux révélations de Mediapart. Pas n’importe lesquels. C’est elle qui fut la stratège de Liliane Bettencourt au cœur de la tempête médiatique. Elle encore qui travaillait au cabinet de… Jérôme Cahuzac. Plutôt goguenarde au téléphone, Marion Bougeard assure n’avoir « ni affection ni haine envers Mediapart, je vis avec c’est tout ». C’est son côté « maître Yoda », ajoute-t-elle. « Par la guerre, nul ne devient grand. Je peux juste dire que c’est un média de combat. Mais en fait, je ne travaille avec aucun de leurs journalistes. » Que signifie travailler avec un journaliste ?
« Mon boulot, c’est de donner et recouper des infos. Là, Fabrice Arfi m’envoie des mails avec des questions absurdes et je lui donne des réponses auxquelles il ne croit pas. »
Pour Jean-Marie Charon, sociologue au CNRS, spécialiste des médias et coauteur d’un livre sur les journalistes d’investigation****, « il y a une dimension militante chez les journalistes de Mediapart ». Pas au sens politisé ou encarté, bien que le journal s’estampille lui-même de gauche, mais au sens où ses journalistes revendiquent une mission d’intérêt général dans la société. Dans les rédactions françaises, le chercheur a observé que les enquêteurs fonctionnent souvent en « loup solitaire », écrivent des livres « à l’instar d’un Pierre Péan ou d’un Denis Robert. Les journalistes de Mediapart, eux, lient systématiquement leur discours à la démocratie », complète Jean-Marie Charon.
Dans son dernier livre, Le Droit de savoir, Edwy Plenel développe cette approche du métier. Une conception qui a permis, selon le directeur de Mediapart, d’effleurer aujourd’hui les 65 000 abonnés et de lancer, pour l’anniversaire de ses 5 ans, le 16 mars, une nouvelle version du site. Fier et taquin, Plenel souffle que « Mediapart a fait aussi gagner beaucoup d’argent à la France ». Une façon de rappeler que la publication des écoutes pirates fut à l’origine du redressement fiscal record, 77 millions d’euros, subi par l’héritière de L’Oréal.
Geoffrey Le Guilcher
* Poursuivi en diffamation par le journal numérique, l’ancien ministre et actuel député de l’Aisne attend le jugement du tribunal le 26 mars.
** Jean-Michel Aphatie tenait également à indiquer que l’article du JDD titrant « Les Suisses blanchissent Jérôme Cahuzac », rédigé à partir d’un document (qu’aucun journaliste n’a vu) émanant de l’administration fiscale, sous tutelle du ministère de Jérôme Cahuzac, « comporte le même défaut que les révélations de Mediapart. Pour moi, il n’existe pas non plus », tranche le chroniqueur de RTL et du Grand Journal.
*** Ce passage a été modifié par rapport à la version initiale de l’article paru dans le numéro 903 des Inrockuptibles. C’est seulement après la révélation des enregistrements par Mediapart que Le Canard enchaîné s’est positionné. Dans un article intitulé Parce que ça le vaut bien ?, daté du 27 octobre 2010, le palmipède a rappelé l’importance, à ses yeux, du droit à la protection de la vie privée.
**** Un secret si bien violé : la loi, le juge et le journaliste de Jean-Marie Charon et Claude Furet (Le Seuil, 2000).
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