Droit de réponse à Frédéric Bonnaud et Costa-Gavras du collectif des précaires des métiers de la culture et ses sympathisants.
« Je vous parle solidarité avec les étudiants et les ouvriers, et vous me parlez travelling et gros plan ! Vous êtes des cons ! ». Jean-Luc Godard, festival de Cannes, 17 mai 1968
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Monsieur le Président, Monsieur le Directeur de la Cinémathèque française,
Nous sommes un groupe d’une soixantaine de personnes, engagées politiquement et déterminées à défendre les droits sociaux des travailleurs, à avoir occupé la Cinémathèque française ce vendredi 6 mai 2016, à l’issue de la dernière séance.
Nous avons attendu de lire votre communiqué avant de publier cette lettre.
Elle est donc un droit de réponse et une mise au point nécessaire quant à notre action, que vous avez traitée avec le plus grand mépris. En occupant un lieu aussi symbolique de la contestation sociale que la Cinémathèque française, nous voulons rendre visible un combat et des problèmes que vous avez balayés d’un revers de main en février dernier : ceux de la précarité et de la sous-traitance dans les institutions culturelles.
Monsieur Bonnaud, au micro de Radio France, vous avez déclaré : « Je pense que hôtesse d’accueil, guichetier et ouvreuse ça doit rester des petits jobs d’étudiant, au risque de choquer. Moi je ne me vois pas bien en train de faire un CDI à vie pour que des gens vendent des billets à la Cinémathèque ». Ce discours, n’a d’autre fonction que de légitimer la précarité et l’exploitation. Il nous est intolérable.
Nous entendons porter entre les murs de la Cinémathèque un combat qui se joue dans bien d’autres lieux de culture où l’on exploite des travailleurs précaires, du Centre Pompidou Metz, comme ceux du MUCEM ou de la BNF.
Ce communiqué place notre action dans le droit fil des récentes occupations de la Comédie-française et du Théâtre de l’Odéon, des théâtres de Bordeaux, Strasbourg, Lille, Caen et Montpellier, des différentes ZAD en activité mais aussi de Nuit Debout et du puissant mouvement social qui s’oppose aujourd’hui à la loi El Kohmri.
Des pratiques managériales issues du néo-libéralisme
Vous prétendez dans votre communiqué que nous nous en prenons à la Cinémathèque, mais ce n’est pas la Cinémathèque française que nous visons : ce sont les pratiques managériales issues du néo-libéralisme le plus inhumain qui y ont cours.
Au cours de cette action nous avons été immédiatement rejoints par une partie du public, qui n’étaient pas au courant de notre projet d’occupation, mais qui en ont reconnu la nécessité.
Des sympathisants extérieurs, aussi pacifistes, nous ont rejoints. Vers minuit, les forces de l’ordre sont arrivées. Nous avons alors quitté la salle Henri Langlois pour occuper la mezzanine, où nous avons continué à tenir notre Assemblée générale.
Nous avons tous dit notre exécration d’un système – la sous-traitance – conçu pour nous empêcher de nous syndiquer et faire valoir nos droits de travailleurs pendant que les sociétés sous-traitantes prospèrent en broyant ceux qui les enrichissent.
L’arrivée de Michel Romand-Monnier, directeur adjoint de la Cinémathèque française, a été l’occasion pour nous de lui demander de prendre des engagements concrets sur la sous-traitance.
« La Cinémathèque française n’est pas de gauche »
Michel Romand-Monnier est alors allé d’excuses en faux-fuyants, préférant détourner le débat et jouer la montre plutôt que de s’efforcer de nous répondre avec honnêteté. Il nous rétorque : « La Cinémathèque française n’est pas de gauche » (ce à quoi nous avons répondu par une salve d’applaudissements), Henri Langlois non plus, pas davantage que Truffaut.
Cela donnerait-il à la Cinémathèque le droit d’exploiter ses petites mains ?Dans votre communiqué, vous revenez sur cette question qui résonne comme votre mauvaise conscience : la Cinémathèque est-elle de gauche ou de droite ? Il faut croire que cette question vous préoccupe plus que nous, qui ne vous l’avons pourtant jamais posée, tant elle revient sous vos plumes depuis quelques jours.
Sur Internet, Jean-François Rauger parle de « l’exigence débile d’une vertu politique de la Cinémathèque qui devrait être ‘de gauche' »et des « quelques agités » qui ont occupé votre établissement.
Dans votre communiqué, vous écrivez aussi : « L’année de ses 80 ans, la Cinémathèque française doit-elle rappeler à certains sectaires que sa programmation n’a jamais été pensée en fonction des opinions politiques supposées des cinéastes ? Et qu’elle n’entend se soumettre à aucune censure que ce soit ? Quels films devraient être nos modèles politiques et sociaux, au juste ? Et John Ford, au fait, est-il de droite ou de gauche ? Nous sommes en plein délire et face à une conception utilitariste et bornée du cinéma qui n’a plus cours nulle part depuis fort longtemps ».
Il n’a jamais été question d’interroger l’orientation politique de votre programmation, ni même de demander au cinéma une pureté idéologique de tous les instants. Confondriez-vous le cinéma et le monde du travail ?
Vous écrivez également que la Cinémathèque « n’a connu que cinq jours de grève depuis dix ans ». Non seulement nous récusons ces chiffres revus à la baisse, mais nous vous rappelons que le système de la sous-traitance interdit toute possibilité de grève et de syndication. Les grévistes ne sont jamais reconduits dans leur contrat et l’immense majorité des employés s’abstient de faire grève, tenaillée par la pression d’un salaire minimal et la peur du licenciement.
Un personnel condamné au silence
Et vous savez très bien que, si les actuels employés ne se plaignent pas et que nos « graves accusations » (si graves et calomnieuses qu’il vous aura fallu plus de trois mois pour y répondre) « ne semblent avoir trouvé que peu d’écho visible chez les actuels employés de l’accueil », c’est précisément parce que ces personnes sont condamnées au silence.
Vous nous expliquez également que City One emploie désormais une majorité de CDI en équipe permanente, mais cela ne met pas fin aux mauvaises pratiques sociales et au mépris. De nombreux témoignages d’employés en CDI vous le prouveront. La souffrance au travail ne s’arrête pas au CDI.
Michel Romand-Monnier s’est ensuite lancé dans une justification acrobatique de la sous-traitance, arguant qu’il était impossible de procéder autrement « pour des raisons de budget ». Il existe pourtant des institutions où les tâches d’accueil ne sont pas sous-traitées, et où la faillite ne menace pas. D’ailleurs, lors de son intervention sur France Musique, Monsieur Bonnaud disait que la sous-traitance coûtait plus cher. Dans votre communiqué, vous semblez d’ailleurs justifier ces pratiques par cet argument ubuesque : « Ceux qui invoquent le prétendu esprit d’Henri Langlois, lui qui n’avait qu’une seule politique, celle de la Cinémathèque française, divisée en deux colonnes dialectiques (1. ce qui est bon pour la Cinémathèque 2. ce qui est mauvais pour la Cinémathèque), devraient s’informer et réfléchir à deux fois à ce qu’il leur aurait répondu, sans doute plus vertement que nous ».
Nous nous permettons ici de vous de vous poser une question : voulez-vous dire que les travailleurs subalternes peuvent être sacrifiés, tant que c’est bon pour la Cinémathèque ? C’est un point de vue intéressant.
« Cette souffrance ne me paraît pas si grave »
Nous avons demandé au directeur adjoint s’il avait conscience que cette politique de sous-traitance produisait une énorme souffrance. Michel Romand-Monnier n’a rien eu d’autre à nous répondre que cette déclaration : « cette souffrance ne me paraît pas si grave puisqu’elle n’est pas définitivement actée ».
Nous cherchons encore le sens de ce propos et nous nous demandons si, pour Michel Romand-Monnier, l’exploitation des travailleurs doit prendre fin une fois seulement qu’ils ont été totalement essorés.
Nous avons adressé à Michel Romand-Monnier des questions relatives aux écarts de rémunération, à la possibilité de procéder autrement que par des méthodes socialement destructrices, au bien-fondé d’une vision comptable des institutions culturelles qui autoriserait – d’après la direction – de telles politiques.
Nous avons voulu savoir pourquoi la Cinémathèque donnait tant de réceptions prestigieuses assorties de champagne et de petits fours, et d’où les petites mains sont exclues, si la question du budget était si critique.Aucune réponse satisfaisante n’a été donnée à ces questions, sinon que « ce n’est pas la Cinémathèque française qui paie le champagne ». La justice sociale est bel et bien sauve.
Votre communiqué n’apporte pas davantage de réponses satisfaisantes à ces questions. Vous affirmez par exemple que les écarts de salaire sont de 1 à 4,2. Il apparaît pourtant que le salaire du directeur est au moins 8 fois supérieur à ceux des employés au SMIC horaire qui sont en charge de l’accueil, de la sécurité et de l’entretien.
Des témoignages balayés d’un revers de main
Vous invoquez la « politique vertueuse » de l’établissement « en matière de ressources humaines ». Pourtant, les témoignages des employés sous-traités que nous avons recueillis prouvent le contraire, et ce de façon unanime.
En lieu et place de réponses concrètes à des problèmes réels, vous profitez de votre communiqué pour dresser le bilan positif de votre action : les 400 000 visiteurs annuels, le développement du Musée du cinéma et de la BiFi, le développement de l’action culturelle et éducative, l’ouverture à des publics variés ou encore les 350 000 entrées de l’exposition Tim Burton.
Nous jugeons détestable cette manière de tirer la couverture à vous plutôt que de répondre aux interrogations que nous avons soulevées. Et, une fois encore, nous vous posons la question : les aspects positifs de votre politique justifient-ils les mauvaises pratiques sociales qui ont cours à la Cinémathèque ? Nous répondons : en aucun cas.
Enfin, vous tâchez de ridiculiser notre engagement politique en le qualifiant de « publicitaire », car il vous prend en défaut. Souhaitant vous justifier du recours aux forces de l’ordre, vous écrivez : « C’est, contrainte et forcée par une intrusion soudaine et sans buts véritables, sinon purement publicitaires, que la Cinémathèque a dû se résoudre à faire évacuer les occupants nocturnes par les forces de l’ordre ». Or, Michel Roman-Monnier a pu immédiatement constater que nos buts étaient forts clairs et que nous ne représentions aucun danger pour ce lieu que nous respectons.
Vous poursuivez : « Mais c’est sans faiblesse que seront toujours protégés ce haut lieu de diffusion du patrimoine cinématographique, son personnel, ses publics, ses espaces, ses collections du Musée et les précieux prêts de l’exposition Gus Van Sant [sic]. Contre une poignée de faux militants et vrais réactionnaires, mus par on ne sait quel ressentiment, fort éloignés d’un quelconque intérêt collectif, cherchant à assouvir leur très personnelle soif de revanche, au mépris de toute mesure et de toute réalité concrète, et qui ne parlent jamais de politique culturelle ou de diffusion du patrimoine cinématographique auprès de nouveaux publics, visiblement peu sensibles à l’exigence, pourtant bien démocratique, d’une meilleure diffusion du gai savoir cinéphilique. Comme si le sujet, au cœur de notre existence même, ne les intéressait pas ».
Face à ce procès d’intention, nous ne pouvons que vous rappeler, ici, que nous avons inscrit notre action dans un mouvement plus général, qui a lieu partout en France, et dont vous ne sauriez ignorer qu’il représente bel et bien l’intérêt collectif.
« Vous n’avez pas pris la peine de nous rencontrer avant d’envoyer les CRS »
Si vous aviez pris la peine de venir nous rencontrer, plutôt que de nous faire chasser par des fonctionnaires de police, vous auriez remarqué que nous étions tous ou presque des amateurs de cinéma, et que c’était la raison pour laquelle nous avons agi à la Cinémathèque, sans pour autant oublier nos amis d’autres institutions culturelles.
Et vous auriez aussi constaté que nous parlions bien de politique culturelle ; nous ne faisions même que ça. Mais peut-être parlions-nous un peu plus de politique, quand vous semblez préférer la culture dépolitisée, celle que l’on administre et que l’on vend sous le nom de « gai savoir cinéphilique ».
Plutôt que de reconnaître le bien-fondé politique de nos exigences, et plutôt que d’accepter un débat que nous vous réclamons depuis trois mois, vous préférez nous déclarer « faux militants et vrais réactionnaires » dans un pur tour de passe-passe rhétorique.
En quoi revendiquer le droit à la dignité sur un lieu de travail est-il réactionnaire ? Et puisque vous nous accusez d’avoir cherché à « privatiser un bâtiment dont la seule raison d’être est son ouverture permanente à ses publics », demandez-vous honnêtement si la réappropriation collective des lieux que nous faisons vivre au prix de notre exploitation se nomme véritablement « privatisation », et si cette dernière ne réside pas plutôt dans votre manière de fermer la porte à toute contestation de vos méthodes.
Ce vendredi 6 mai, nous n’avons pu obtenir d’autre réponse de la part de la direction qu’une fin de non-recevoir et l’assurance que la Cinémathèque française continuerait à recourir à la sous-traitance.
La messe était dite, et Michel Romand-Monnier de signer aux CRS l’autorisation de faire évacuer les lieux, après nous avoir fait croire qu’il acceptait de négocier notre retrait au petit matin.
Nous avons donc discuté avec un homme de paille, dont le seul rôle, cette nuit-là, aura été de signer une autorisation honteuse à l’abri des regards.
Une tache indélébile dans l’histoire de la Cinémathèque
C’est sous votre direction que, pour la première fois dans l’histoire de cet établissement que beaucoup regardent encore comme un temple de la contestation sociale, des forces de police sont entrées pour déloger des manifestants absolument pacifistes.
Cette tache dans l’histoire de la Cinémathèque française, vous en portez la responsabilité. Nous exigeons donc que vous répondiez à nos interrogations et que vous vous engagiez à améliorer le sort des travailleurs sans lesquels votre institution fermerait ses portes.
Si la Cinémathèque française est si vertueuse en matière de ressources humaines, alors qu’elle montre l’exemple à toutes les autres institutions culturelles qui emploient des travailleurs précaires.
Il semble que depuis quelques semaines, la situation des employés sous-traités s’est un peu adoucie, sous l’effet de la médiatisation de nos luttes d’une part, en raison de l’empathie de certains employés internes qui ont toujours été solidaires, d’autre part. Mais l’effet médiatique retombera et nous souhaitons des changements ancrés dans le long terme et actés.
À l’issue de cette nuit de mobilisation, nous avons le sentiment de n’avoir pas été entendus. Pire encore : après avoir lu votre communiqué, nous avons le sentiment que vous n’avez pas voulu nous entendre.
Frédéric Bonnaud : « J’ai des pulsions de transgression »
Rappelez-vous Monsieur Bonnaud, comme trente ans après 1968, vous célébriez le souvenir de l’affaire Langlois dans les colonnes des Inrocks, cette « bande-annonce des événements de mai » et « première défaite du pouvoir gaulliste », rappelez-vous comme vous condamniez « l’autoritarisme et la maladresse d’un pouvoir devenu aveugle et sourd », alors qu’aujourd’hui vous pratiquez un pouvoir tout aussi aveugle et tout aussi sourd pour faire taire les contestations qui vous déplaisent.
Et quand vous faites chasser au nom de la loi ceux qui occupent illégalement l’institution dont vous avez la charge. Rappelez-vous comme, en janvier dernier, interviewé dans Le Monde, vous déclariez avoir « des pulsions de transgression ». Nous aussi.
Il nous faut alors croire, Monsieur, que toutes les positions que vous preniez alors que vous étiez le directeur de publication des Inrocks ou que vous signiez des films politiquement engagés, n’étaient que mascarade, si, quand la question de la justice vient en personne frapper à votre porte, vous vous en détournez et lui envoyez la police.
Le collectif des précaires des métiers de la culture et ses sympathisants
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