Session de rattrapage estivale pour la tribu des Islandais de Sigur Rós qui revient jouer un an après, les morceaux de Takk, dans un Olympia festif et émerveillé.
Côté public, ce qui étonne d’abord dans les concerts de Sigur Rós, comme dans les concerts de Godspeed You ! Black Emperor, c’est l’immobilité. Peut-être les qualificatifs journalistiques « lunaire, envoûtant, magique » forcent-ils à considérer le cas particulier islandais avec un monocle, comme s’il s’agissait d’un objet intellectuel. La longueur des morceaux ou le lyrisme caractérisé par le falsetto omniprésent de Jónsi Birgisson ? voix de tête modulée et modelée par les années de tournée ? considéré comme le « cinquième instrument du groupe » peuvent peut-être ennuyer ou agacer, mais contrairement à ce qu’on pense, Sigur Rós est un groupe proche de Sonic Youth. Comme les New Yorkais qui malmènent les guitares électriques sur scène, Sigur Rós a toujours cherché à adapter les instruments à un jeu ludique où on crée ses propres gestes, au mépris des techniques convenues. Jónsi joue de la guitare avec un archet et Georg de la basse avec une baguette de batterie sur Haffsól (morceau du premier album Von). Sigur Rós est un vrai groupe de rock alternatif aussi marqué par le metal des années 80 de leur adolescence que par les recherches musicales contemporaines.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Cet Olympia version 2.0 a débuté avec les trois mêmes chansons que l’an passé. Après les premières mesures de Takk qui résonnent comme les notes infinies du Music For Airport de Brian Eno, on est précipité dans les trouées de lumière de Glósóli. L’explosion finale du morceau avec ses guitares en rafales aussi sales que scintillantes et sa rythmique fracassée, aveugle et assourdit un public K.O. debout dès le premier round. Sigur Rós excite la curiosité des 2500 personnes présentes en levant le voile qui séparait jusque ici la scène du premier rang, comme un voile de mariée sépare deux époux. On voit maintenant les quatre Islandais dont on distinguait juste les ombres démultipliées et projetées sur le voile avant qu’il ne tombe.
Le groupe enchaîne avec le classique Ny Batteri, tiré d’Ágætis Byrjun (2000), plus rugueux et ténébreux avec son alliage de cymbales rossées et de cuivres en fusion. C’est le moment de sortir la botte secrète : une section de cuivres composée de cinq mâles islandais pur sang dont les délires à la limite du free jazz flirtent avec ceux du The National Anthem de Radiohead, en plus harmonieux et liquide. Sept morceaux de Takk s’enchaînent alors sans pause ou presque et dans le quasi respect de la tracklist de l’album ? mais comment jouer autrement un album si cohérent mélodiquement, qui joue autant sur les dégradés ? Les morceaux évoluent vite, par petits mouvements qui n’ont plus grand-chose à voir avec le prog rock. Les musiciens courent d’un côté à l’autre de la scène, parfois réunis à quatre autour des claviers. On retient les trois doublons Hoppípolla / Með Bloðnasir joués à deux basses, le c’ur léger, Gong / Andvari où Jónsi, sans instrument dans les mains, grimace douloureusement dans l’oubli de soi.
Andvari est un morceau très romantique et minimal, chanté bras le long d’un grand corps plus malingre que malade. Rien de plus émouvant que de voir Jónsi sortir de scène après sa dernière ligne de chant, laissant la place aux cordes mourantes d’Amiina, comme si une maîtresse d’école l’avait envoyé au coin.
Pendant Viðrar vel til Loftárása, les musiciens se figent et se transforment en statue du musée Grévin pendant une minute de silence pas vraiment respectée. Un indice de plus qui confirme que la religiosité des concerts de Sigur Rós s’est un peu évaporée, laissant place à une ambiance plus rock, entre cris et intimité passagère. Seul l’imperturbable bassiste (qui s’est fait pousser une horrible moustache de viking, pour ressembler à un fils perdu de Christophe) ne sourit pas.
Après Olsen Olsen, un des titres favoris du public qui mériterait de devenir l’hymne national islandais, le dernier couple Svo Hljótt / Heysatán est joué sur un vieille harmonium de brocante qui contraste avec les reverbs et les feed-back habituels, et laisse toute latitude à la voix d’enfant du chanteur qui s’exprime sans maniérisme. Entre extrême détente et crispation, Jónsi tire de lui même des sons aérés, pleins de grâce, comme un scat downtempo, et s’expose corps et âme à la vulnérabilité. On n’est pas loin de la transe, une transe intériorisée qui ne laisse entrevoir que des signes furtifs de fureur. Comme la Pythie de Delphes, Jónsi passe tout le concert les yeux fermés et chante comme un aveugle.
La plupart du temps Sigur Rós joue à treize. Le quatuor à cordes Amiina également présent aux xylo et vibra, aux claviers et ponctuellement aux chœurs, accompagne le groupe depuis six ans, et joue même leur première partie depuis l’été dernier. Un concert de Sigur Rós, c’est donc une chorégraphie au ralenti, un grand jeu de chaises musicales entre garçons et filles, une chorégraphie de poupons réglée sur papier à musique avec des quatre mains et des mini symphonies pour vibraphone.
( ) était un papillon de nuit, un grand disque malade qui condamnait soit à l’introspection, soit au déchaînement, voire à la crise d’épilepsie pendant les concerts. Takk est plutôt un papillon de jour qui empreinte au maxi BaBaTiKiDiDo sa farandole de xylophones et de marimbas, et à Ágætis Byrjun ses guitares orageuses, notamment sur les embardées de Svo Hljótt ou Sæglópur. Takk ose donc la synthèse des deux derniers albums du groupe avec ce quelque chose de plus, cette légèreté nouvelle et subtile qu’on a étrangement du mal à identifier (Heysátan). Le plus grand paradoxe de Sigur Rós, c’est de susciter des réflexions sur une noblesse de la pop alors que le groupe lui-même renvoie dos à dos tous les concepts, prônant une approche ludique voire hasardeuse, basée sur le bonheur de jouer ensemble sans chercher à comprendre pourquoi ça fonctionne.
Après deux heures sans interruption, le groupe revient pour applaudir chaleureusement le public. Le soulagement est visible. La brunette en robe de princesse rouge d’Amiina, scie musicale en main s’excuse presque d’être là, Jónsi hurle entre ses deux mains et adresse ses remerciements extasiés au public qui en redemande.
{"type":"Banniere-Basse"}