A Londres, des activistes et journalistes proposent aux touristes des « tours » des quartiers de la capitale où des puissants investisseur au passé trouble ont dépensé des dizaines de millions d’euros pour se payer de gigantesques maisons.
A qui appartiennent les maisons des très riches ? Qu’est-ce qui se cache derrière leurs murs épais ? Quels êtres vivants derrière l’opacité des sociétés offshore et quelles piscines dans quels souterrains ? Ce mardi 10 mai, un bus noir serpente à travers Londres pour proposer un début de réponse. Il a été affrété par des activistes proches de l’opposant russe Alexeï Navalny, qui s’est fait connaître par un blog où il enquête sur la corruption.
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Ce 12 mai, David Cameron est l’hôte d’un sommet anti-corruption qui accueille “les dirigeants de pays fantastiquement corrompus” (termes récemment employés par le Premier ministre auprès de la reine, alors qu’il n’avait pas vu que son micro était encore allumé, ce qui devait déclencher une mini crise diplomatique avec le Nigeria et l’Afghanistan). Parmi les passagers, des journalistes, mais aussi des parlementaires, dont une baronne députée à la Chambre des Lords.
“Les kleptocraties sont des pays où l’enrichissement personnel fait loi, au détriment de l’Etat de droit”, explique le quadeagénaire blond au fort accent russe qui sera notre guide. Il s’agit de Roman Borisovitch, ex vice-président du plus gros assureur russe. Il a fait partie des 16 personnes qui avaient publiquement sponsorisé Navalny.
“Aujourd’hui, sur ces seize sponsors, onze habitent à l’étranger, m’explique Borisovitch. J’ai quitté la Russie en 2012, après avoir été victime d’une série d’intimidations du FSB”, ajoute-t-il.
Borisovitch est membre de la fondation anti-corruption de Navalny.
35 000 propriétés détenues par des propriétaires offshore
L’activiste, qui sait jouer la comédie, a participé à un documentaire sur le blanchiment d’argent à Londres (From Russia with Cash) sur Channel 4. Muni d’une caméra cachée, il se faisait passer pour un ministre russe corrompu désireux d’investir dans l’immobilier. Un agent immobilier qui lui faisait visiter un appartement de luxe lui disait quel cabinet d’avocats utiliser pour s’assurer que son nom ne serait pas sur l’acte de vente.
Il pleut, évidemment, et le bus va nous promener dans les plus beaux quartiers de Londres, des bords de la Tamise, le coeur du pouvoir, à proximité du Parlement et de Buckingham Palace, au quartier huppé de Knightsbridge jusqu’aux villas tranquilles de St John’s Wood, au nord de Londres. Dans la capitale anglaise, 35 000 propriétés sont détenues par des propriétaires offshore, apprend-t-on. Les activistes et les journalistes qui nous servent de guides ont enquêté en se servant des registres internationaux des sociétés et recoupé des informations. La fuite à l’origine du scandale des Panama Papers leur a donné un gros coup de main, tout en confirmant le rôle de Londres comme l’une des plaques tournantes des comptes offshore, déclarés ou non, notamment grâce à ses anciennes colonies qui hébergent des paradis fiscaux.
« C’est une parfaite kleptocratie »
Il y a cette double penthouse de 500 mètres carrés avec vue sur la Tamise qui appartiendrait à Igor Chouvalov, le vice premier ministre russe, “numéro 5 du pouvoir russe”, selon notre guide. Elle aurait été achetée en 2002 pour 11,4 millions de livres sterling, soit 100 fois le salaire actuel de Chouvalov. Bien que les origines de sa fortune en aient défrisé plus d’un – elle remonte aux années 190 en Russie, et Chouvalov a été soupçonné de délit d’initiés à plusieurs reprises au cours de sa longue carrière – une enquête diligentée par l’Etat russe n’a rien trouvé à redire à ses comptes.
“La Fédération de Russie ne saurait déclarer un de ses hommes politiques coupables de corruption. C’est une parfaite kleptocratie”, juge Borisovitch.
Le bus passe devant une autre adresse légendaire : le One Hyde Park, auquel Vanity Fair avait consacré une enquête en 2013, découvrant que la majorité des appartements y était détenue par des sociétés offshore. Comme le révélaient récemment les Panama Papers, l’un des appartements – qui aurait coûté 23 millions de livres sterling – appartiendrait à Léonid Fedoun, vice-président du groupe Lukoil, premier producteur pétrolier de Russie, et président du club Spartak. Les poches de l’homme d’affaires sont sans fond, s’amuse notre guide. Il a récemment co-financé un stade de foot moscovite ayant coûté 380 millions de livres sterling.
Survol de propriétés avec un drone
Plus loin, comme une bande de touristes, on se masse devant trois grands immeubles qui auraient été achetés par l’Ukrainien Dmytro Firtash, copropriétaire de RoskUkrEnergo, une entreprise qui achète du gaz naturel en Asie centrale pour le transporter vers l’Europe de l’est, et grand allié de Poutine. L’argent n’ayant pas d’odeur, l’un de ces trois immeubles aurait récemment été vendu à Firtash par le ministère de la défense britannique pour 53 millions de livres. Les trois propriétés s’étendent sous la terre sur 10 mètres. L’une d’entre elles a une piscine souterraine. Tous les moyens sont bons pour percer les secrets cachés derrière ces murs : un journaliste ukrainien avait survolé la propriété d’un drone, révélant son ampleur. Firtash combat actuellement une extradition depuis l’Autriche vers les Etats-Unis.
A Belgravia, on découvre une petite maison qui n’a coûté « que » 3,3 millions de livres sterling et appartiendrait à Roman Rotenberg à travers une société basée à Chypre. Son père et son oncle sont réputés être les plus vieux amis de Poutine et ses anciens partenaires de judo. Ils sont devenus milliardaires depuis l’arrivée au pouvoir de Poutine en 2000 et ont été victimes de sanctions en 2014 à la suite de l’annexion de la Crimée, sanctions qui n’ont pas touché Roman.
“Si vous avez déjà joué au Monopoly, vous savez que cette partie de Londres est chère”, annonce un activiste de l’ONG Bahrain Watch, en montrant deux hôtels détenus par la famille royale du Bahrain par le biais de sociétés écrans, le Marriott et le Four Seasons. L’opposition bahreïnie a accusé la famille royale d’exproprier des terres au Bahreïn pour acheter des propriétés à Londres. La Grande-Bretagne, pour qui le royaume est un allié commercial important, ne semble guère s’en émouvoir.
Difficile d’enquêter sur l’argent de la corruption
On finit le tour en scrutant l’immeuble le plus cher de Baker Street. Des journalistes ont établi que la société qui gère la propriété avait des liens avec la famille présidentielle du Kazakhstan. Les appartements sont en location. “Et en ce moment même les loyers sont envoyés sur les îles vierges britanniques” – un paradis fiscal – explique Marc Owen Jones, de l’ONG Global Witness.
Outre les coupables de blanchiment d’argent, les activistes qui ont organisé ce tour s’intéressent à tous ceux qui en sont complices et le facilitent, les agents immobiliers, avocats, comptables et pros des relations publiques qui ont comme spécialité le blanchiment de réputations et l’intimidation de journalistes trop curieux.
Il est difficile d’enquêter sur l’argent de la corruption, et encore plus difficile de publier les enquêtes qui en résultent. Les magnats mis en cause poursuivent facilement en justice les journalistes et les publications qui s’aventurent à écrire sur eux. Alors que 300 économistes de renom viennent de signer une pétition pour mettre fin au secret fiscal des paradis fiscaux, nos guides militent pour que les registres fonciers ne puissent plus être anonymes en Grande-Bretagne, et pour que les registres des bénéficiaires de fonds offshore soient rendu accessibles au public. David Cameron vient d’annoncer la fin de l’anonymat des registres fonciers britanniques, mais les îles Caïman et les îles vierges britanniques ont refusé de participer. Notre groupe d’activistes songe à organiser des visites similaires à New York. “Mais on pourrait aussi bien en faire à Monaco, ou sur la côte d’Azur !”, conclut l’un deux.
Valeria Costa-Kostritsky
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