Comment lutter contre les violences verbales et physiques faites aux femmes ? Entretien avec Caroline De Haas, co-fondatrice d’Osez le féminisme passée par le cabinet de Najat Vallaud-Belkacem, à l’origine de la pétition « Levons l’omerta ».
Lundi 9 mai, huit élues dénonçaient des faits d’agression et de harcèlement sexuels attribués à Denis Baupin. Depuis, l’élu a démissionné de la vice-présidence de l’Assemblée nationale mais nie les faits en bloc et poursuit en justice les deux médias à l’origine de l’enquête, France Inter et Mediapart. En parallèle, Caroline De Haas, co-fondatrice d’Osez le féminisme, passée par le cabinet de Najat Vallaud-Belkacem au ministère des Droits des femmes, a lancé la pétition « Levons l’omerta » sur Change.org, « pour que l’impunité cesse« .
Pourquoi avez-vous jugé utile de lancer la pétition « Levons l’omerta« ?
Caroline De Haas – Quand des femmes témoignent publiquement de violences subies, les retours de bâton peuvent être très durs. A chaque fois qu’il y a une affaire, il y a des prises de parole dans l’espace public qui vont avoir tendance à minimiser ce qu’elles ont dénoncé, à les faire passer pour responsables. Nous voulions montrer que leur parole était soutenue par des personnes dans la société. Mais j’ai bien conscience que ce n’est pas une tribune qui va supprimer les violences faites aux femmes, même si à mon avis ça va contribuer à les faire reculer. Quand on montre qu’il y a un problème, les agresseurs agressent moins, et les femmes parlent plus.
On a l’impression que chaque affaire fait du bruit sur le moment, mais pas sur la durée…
Au contraire, ce qui me paraît important de souligner ici, c’est que les choses ont changé. Rappelez vous qu’en 2011, les prises de parole publiques n’avaient rien à voir avec ce qu’on entend aujourd’hui. C’est sans commune mesure. Les quelques personnes qui ont fait des tweets ou ont pris la parole contre les victimes depuis lundi se sont immédiatement fait épingler. La crédibilité de la parole des victimes n’est quasiment plus remise en cause. Il s’est passé quelque chose dans la société grâce aux journalistes, aux associations féministes, à l’action politique qui a clairement permis de faire avancer les choses ces dernières années.
Pour vous, le gouvernement a donc bien avancé sur la question ?
Ce qui m’inquiète, ce qui me glace même, c’est la réaction de l’Elysée, qui considère qu’il s’agit un problème interne au parti EE-LV. C’est une méconnaissance totale des mécanismes à l’œuvre derrière les violences faites aux femmes. Suite à la tribune de Libération de 2015, j’attendais déjà qu’il y ait une prise de parole forte, et il ne s’est rien passé. Là, on parle d’un type qui était vice-président de l’Assemblée nationale, ce n’est pas rien! C’est quand même un problème que le président de la République ne se sente pas concerné. En quatre ans, on ne peut pas faire disparaître les violences faites aux femmes, mais on peut progresser sur la question. Ce qui n’a pas été fait.
On est capable de mener de grandes campagnes de communication sur la sécurité routière ou le port du préservatif, qui relève lui aussi de « l’intime », ce qui montre bien que les problématiques de santé publique, d’éducation sont prises au sérieux par les pouvoirs publics. On a la solution. Il faut faire des violences faites aux femmes une priorité publique, au même titre que la sécurité routière. J’attends qu’Hollande fasse un JT sur les violences sexistes et sexuelles. J’attends qu’on forme les professionnels, les médecins et les magistrats, à réagir à ces cas de violence. Ce n’est pas possible qu’aujourd’hui des magistrats déqualifient un viol en agression sexuelle et une agression sexuelle en harcèlement. C’est lunaire.
Il faut mettre de l’argent dans des campagnes de communication. Douze millions d’euros sont déboursés chaque année dans la sécurité routière, contre un à deux millions d’euros tous les trois ans dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Ce qui s’appelle du foutage de gueule. Quand je travaillais avec Najat [Vallaud-Belkacem], je lui disais « Vas voir Jean-Marc Ayrault et dis lui « si 3000 morts sur les routes ça vaut 12 millions d’euros par an, alors 84 000 viols ou tentatives de viol par an ça vaut combien ? » Combien ça vaut une femme violée ? [le budget alloué à la communication de prévention de la sécurité routière était de 12 millions d’euros en 2013, 10 millions en 2015, et 6,7 millions cette année. 3268 personnes ont été tuées sur la route en 2013, et 2253 personnes sur les huit premiers mois de l’année 2015, ndlr]
On a encore une fois le sentiment qu’il n’est pas évident, même pour les femmes concernées, de parvenir à qualifier certains comportements d' »agression » ou de « harcèlement ». Est-ce là le cœur du problème ?
Les femmes ne vivent pas dans une grotte en Alaska où tout le monde serait très au faîte des violences ! Elles vivent dans notre société, où l’on considère généralement qu’il « n’y a pas mort d’hommes » quand un homme met une main aux fesses d’une femme. Tant que les gens croiront que « globalement ça va », « ça va tu vas pas te plaindre, c’est pas si grave », ils n’auront aucune raison de se soucier des violences. Quand on comprendra que c’est grave, que c’est constant, quand les hommes comprendront que leurs filles, leurs sœurs, leurs mères sont concernées, ils se sentiront eux aussi concernés. Il y a environ 84 000 viols par an, ce qui signifie que chacune et chacun d’entre nous connaissons dans notre entourage proche quelqu’un qui a été victime de viol, mais que nous ne le savons pas.
Les témoignages des femmes agressées est l’une des clés pour remédier aux violences selon vous ?
Quand des femmes ont le courage de parler, malgré tous les messages que leur envoie la société, ça contribue à libérer la parole. Depuis lundi, des témoignages arrivent aux journalistes sur Twitter, par mail. L’autre jour j’ai décrit la stratégie de l’agresseur sur Twitter, et j’ai reçu des messages me disant « C’est incroyable on dirait mon beau père » ou « c’est dingue je reconnais mon ex ». il y a des comportements très similaires d’une affaire à l’autre.
Malgré tout, il ne faut pas penser, comme l’a fait le gouvernement en communiquant longtemps sur « Osez en parler », que les femmes ne parlent pas. Elles parlent déjà ! C’est nous qui ne les entendons pas. Elles envoient des signaux, et on ne les voit pas. Aujourd’hui, quelqu’un m’a rapporté qu’un responsable de parti politique était un agresseur sexuel. J’avais déjeuné avec lui il y a trois semaines et en y repensant, je me suis rendue compte qu’il ne m’avait pas dit bonjour normalement. Ces signaux j’aurais pu les voir. Une autre fois, j’étais à table, dans un banquet politique, avec un ancien député européen. Il était assis à côté de mon compagnon, qu’il connaît. Je parlais de sexisme, de féminisme. Il se tourne vers mon compagnon et lui dit « T’es allé la chercher où celle-là ? » Quelqu’un qui dit ça ne se met pas sur un pied d’égalité avec les femmes. C’est une façon d’humilier, de dégrader, qui constitue une étape-clé de la stratégie des agresseurs. Désormais, dès que quelqu’un humilie une femme, j’ai une alerte qui se déclenche en moi.
Ce type de comportement sexiste peut-il se justifier par ce qu’on appelle désormais communément la « fabrique des garçons« , c’est-à-dire la tendance de la société à faire pression sur les hommes dès leur plus jeune âge afin qu’ils répondent aux critères de virilité masculine ?
Justifier non, mais expliquer oui. Vous ne naissez pas violent. Un homme violent se fabrique. Par les cadeaux qu’il reçoit petit, par la façon dont on lui parle, par le fait qu’on lui dira de ne pas pleurer, par la culture du viol. Quand François Hollande parle d’affaire privé, que Pierre Lellouche parle d’affaire de « bonnes femmes », quand on voit des publicités avec des femmes nues pour vendre un jean… Le message est clairement : « chair fraîche disponible, faites comme chez vous ».
On parle beaucoup du sexisme et des agressions sexuelles dans la sphère politique, ne laisserait-on pas un peu de côté les autres milieux socio-professionnels ?
Je ne vais pas le regretter car je pense que c’est par la politique que commence la lutte contre les violences faites aux femmes. Si les politiques prenaient des mesures et les mettaient en place une fois au pouvoir, les choses changeraient dans le monde du travail. Mais là où vous avez raison, c’est que l’omerta la plus totale règne dans le monde de l’entreprise. L’angle mort c’est le harcèlement sexuel, alors même qu’une femme sur cinq a déjà subi du harcèlement sexuel au travail. On est face à une forme de déni.
La sphère politique est-elle un terreau sexiste ?
C’est le cas dès que vous avez des rapports de pouvoir et de domination. La particularité dans le monde politique c’est qu’il y a un rapport au secret et au pouvoir qui est plus fort qu’ailleurs… Mais ça n’empêche pas qu’il y ait des violences partout.
Que répondez-vous à ceux qui s’inquiètent d’un trop grand flicage comportemental, voire de ne « plus pouvoir faire de blagues » ?
Avant je me justifiais, maintenant je leur rentre dedans en retournant leur logique. Je fais mine de jouer leur jeu. Je leur dis « c’est clair, c’est chiant qu’on ne puisse plus rien dire, qu’on ne ne puisse pas dire des trucs racistes tranquillement ». Généralement, mon ou mes interlocuteur(s) reste(nt) bouche-bée. Et là je leur dis « Je crois que le fait qu’on ne puisse plus aussi facilement tenir des propos antisémites, racistes, xénophobes qu’avant est une bonne nouvelle non ?«