Considéré comme le fils spirituel de Woody Allen, Jesse Eisenberg retrouve son mentor pour Café Society, en ouverture du Festival de Cannes. Entretien avec un acteur qui balance entre sérieux et humour, grosse production et cinéma indépendant.
Jesse Eisenberg est nerveux lorsqu’il pénètre dans ce café chic de Soho, à New York, où il est venu nous parler de Café Society, sa seconde apparition chez Woody Allen (après le très anecdotique To Rome with Love), et peut-être son meilleur rôle depuis l’inoubliable Social Network.
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Fidèle à sa réputation d’acteur hyper névrosé, et conforme à l’image que dessinent de lui ses personnages (moulin à parole, très joueur, d’apparence hautaine mais en réalité adorable), il se détendra peu à peu au cours de l’entretien. Portrait d’un acteur qui n’aimait pas le cinéma.
Vous avez vu Café Society ?
(Très fébrile) Non, non… Et vous, vous l’avez vu ? Vous l’avez vu sur un ordinateur ? (Sur le ton de la confidence, comme s’il parlait d’un dossier top secret) Ils vous l’ont envoyé ? Ça vous a plu ?
Je l’ai vu en salle et l’ai trouvé particulièrement réussi.
C’est vrai ? Ouf, quel soulagement. Merci…
Vous allez attendre le Festival de Cannes pour le voir ?
Non, non, non, je ne le verrai pas. Et surtout pas à Cannes, ce serait beaucoup trop stressant… J’ai entendu dire que là-bas, si les gens n’aiment pas un film, ils manifestent bruyamment leur désagrément. (Très préoccupé) C’est vrai ? Vous avez déjà vu ça ?
Oui, assez souvent, mais je doute que ça arrive pour ce film-ci. Donc vous n’allez jamais dans des festivals et ne voyez jamais vos films ?
Il m’arrive d’aller dans des festivals si on me le demande, pour faire de la promotion. Mais pas pour voir des films, et surtout pas les miens. Je ne vois jamais mes films. Jamais. Quand je l’ai fait par le passé, ça m’a empli de sentiments désagréables. Je suis toujours déçu par ma prestation, je ne vois que les défauts.
Il vous arrive tout de même de voir des films dans lesquels vous ne jouez pas, non ?
Non, pratiquement jamais. J’aime les films de Woody Allen, quelques autres trucs, mais c’est tout. (S’apercevant de notre incrédulité) Ça ne veut pas dire que je suis inculte, je ne suis en tout cas pas un cinéphile… J’ai un peu étudié le cinéma à la fac, mais d’un point de vue anthropologique puisque c’était ma spécialité.
Vous vous souvenez de quelques films ainsi étudiés qui vous ont marqué ?
L’Homme à la caméra de Dziga Vertov, par exemple. J’ai étudié les liens entre l’esthétique de ce film et le programme politique qu’il essayait de défendre, mais pas ses vertus divertissantes ou poétiques…
Revenons à Café Society. J’imagine qu’on ne refuse pas une proposition de Woody Allen, mais y avait-il quelque chose dans ce scénario qui vous touchait particulièrement ? N’étant pas cinéphile, vous n’êtes sans doute pas fasciné par le “Classic Hollywood” et sa reconstitution, si ?
Non, en effet, ce n’est pas ça qui m’a intéressé en premier lieu, mais plutôt le parcours des personnages, qui recoupe en partie mon histoire familiale. Ce trajet de plusieurs membres de la diaspora juive en Amérique au début du XXe siècle m’a instantanément parlé. Comment, dans une même famille, certains peuvent faire fortune à Hollywood, d’autres rester à New York et mener une vie modeste de travailleurs, d’autres réussir à s’élever un peu dans la classe moyenne par leurs capacités intellectuelles, et d’autres, enfin, choisir la voie du banditisme et finir en prison ou six pieds sous terre… Je ne crois pas que Woody Allen vous dirait que c’est pour lui le cœur du film, mais ça l’est pour moi. Et, pour revenir à votre remarque, évidemment j’aurais accepté de jouer n’importe quoi pour Woody Allen.
Il est connu pour ne pas beaucoup diriger ses acteurs. Vous confirmez ?
Je vous le confirme, oui. Il considère que ses scénarios sont suffisamment clairs et n’ont pas besoin d’explications. Il n’intervient que si quelque chose est mal fait. Pour moi, c’est parfaitement logique. Je suis en ce moment derrière la caméra pour la première fois, réalisant une série télé pour Netflix, basée sur un livre que j’ai écrit, Bream Gives me Hiccups & Other Stories (La dorade me donne le hoquet – lire la critique des Inrocks).
Juste avant de vous rencontrer, j’étais en plein casting, et je suis pareil que lui : je n’aime pas guider les acteurs, j’ai peur de les brider. C’est sans doute présomptueux de ma part de me comparer à Woody Allen mais, comme lui, j’essaie d’engager des comédiens compétents et intelligents, capables de comprendre par eux-mêmes… Pour Café Society, le principal enjeu était de réussir à parler comme à l’époque, sans argot ni vocable moderne. Et aussi de garder une certaine légèreté de ton, de ne surtout pas ajouter de pathos.
Avec David Fincher, dans The Social Network, c’était l’inverse, non ? Il est très directif et aime multiplier les prises…
Parfois plus de cent fois, oui. Alors qu’on va rarement au-delà de deux ou trois avec Woody Allen. Fincher contrôle chacune de vos intonations syllabiques, la façon dont vous bougez vos sourcils… Je n’ai rien contre cependant, si c’est nécessaire à la mise en scène, et chez lui ça l’est : ça permet de toucher une perfection presque inhumaine, machinique. (Soudain, un client du bar fait un esclandre et sort en insultant la serveuse) Regardez-moi cet imbécile… Pauvre type ! Vous disiez ?
Avant même que Woody Allen ne vous engage pour la première fois, dans To Rome with Love, on disait de vous que vous étiez son fils spirituel. Vous écrivez comme lui des nouvelles, pratiquez un humour proche… Est-ce lourd à porter d’être pour tout le monde le nouveau Woody Allen ?
(Rires) Ça vaut mieux que d’être le nouveau Mussolini, non ? Je n’ai pas peur de dire qu’il est la personne qui a le plus influencé ma vie professionnelle. Je ne cherche pas à l’imiter, je cherche à faire ce que j’aime. Et il est celui qui, le mieux, a su rendre attirantes les choses que j’aime.
Quand l’avez-vous découvert ?
Très tard à vrai dire. Ce qui est surprenant de la part de quelqu’un qui a grandi dans la banlieue de New York (dans le New Jersey – ndlr), dans une famille juive où l’humour est une question centrale – ma mère était clown. J’avais 16 ans quand j’ai vu mon premier Woody Allen : Crimes et délits. C’est un ami italien cinéphile qui m’avait passé le DVD. Ce fut un choc. Pas seulement le meilleur film que j’avais jamais vu mais la preuve qu’il était possible de faire des films comme ça ; de questionner la morale dans ce qu’elle a de plus ambigu, de s’enfoncer dans sa zone grise ; et de le faire en ayant recours à l’humour. Ça a changé ma perspective sur le cinéma.
C’est à ce moment-là que vous avez écrit un scénario sur lui, puis le lui avez envoyé et avez obtenu une réponse…
… différente de celle que j’attendais ! Donc après Crimes et délits, j’ai commencé à voir tous ses films et à être totalement fasciné par le personnage. Aussi, je me suis mis en tête d’écrire un scénario sur lui. Plus exactement sur sa décision de changer de nom pour devenir Woody Allen. C’était une comédie romantique “à la Woody”, mais de nos jours. J’ai réussi à le faire passer à des agents. Je crois pouvoir dire que c’était assez réussi : les gens trouvaient ça amusant qu’un gamin écrive un tel film, et par conséquent le faisaient circuler…
Bref, ça a fini par atterrir dans les mains de son manager, et finalement de ses avocats – mais jamais dans les siennes, je l’ai su plus tard. Un jour, j’ai reçu une lettre qui m’a brutalement ramené à la réalité : “une ordonnance de cessation et d’abstention”, c’est-à-dire une injonction à abandonner tout de suite et pour toujours mon projet, sous peine de poursuites. L’ironie, c’est qu’aujourd’hui ses avocats sont aussi les miens !
Et vous espérez tourner de nouveau avec lui ?
(Nerveux) J’aimerais, oui, mais je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Je crois qu’on s’est bien entendus. Je suis arrivé à l’heure. J’ai appris mon texte. Je ne lui ai pas posé trop de questions. J’ai fait de mon mieux…
Que ce soit comme acteur, auteur de théâtre ou écrivain, une grande partie de votre travail est en rapport avec la psychologie. A quel moment avez-vous découvert que vous pouviez tirer parti de vos propres névroses pour créer ?
C’est moins une découverte qu’un exutoire. Je n’ai pas le choix, c’est la seule façon que j’ai pour m’exprimer. Dans ma famille, quand quelque chose ne va pas, on fait une plaisanterie. Donc aujourd’hui, dans tout ce que je fais, j’essaie d’apporter une dimension psychologique et humoristique. Même dans Batman v Superman, j’ai essayé de rendre Lex Luthor amusant. Je me dis toujours : “Si je ne raconte pas de blagues, pourquoi on me paie ?”… Mais des trois activités que vous avez citées, cinéma, littérature et théâtre, c’est cette dernière qui est pour moi la plus cathartique, celle qui me permet d’aller le plus en profondeur.
A propos de Batman v Superman, est-ce que les critiques, parfois très dures à votre encontre, vous ont affecté ?
Vous n’êtes pas le premier à me poser la question, mais je ne veux surtout pas les lire. Bonnes ou mauvaises, je ne les lis jamais.
Dans votre livre, qui vient de sortir en France…
Vous l’avez lu ? Vraiment ? Comment est la traduction ?
Très bien, autant que je puisse en juger. Votre livre, donc, est rempli d’observations cruelles et drôles sur les liens familiaux. Notamment la première partie, avec cet enfant trimballé partout et utilisé comme faire-valoir par sa mère divorcée. S’agit-il d’épisodes vécus ou bien est-ce issu de votre imagination ?
C’est justement cette partie du livre que j’adapte en série télé. Chaque chapitre sera un épisode. Pour répondre à votre question, c’est surtout mon imagination et quelques observations. La mère de mon livre n’est pas du tout la mienne. Mes parents ne sont pas divorcés, d’ailleurs. C’est drôle : après la sortie du livre aux Etats-Unis, elle m’a appelé pour me demander si je la voyais comme ça, superficielle et intéressée. Mais pas du tout, au contraire ! On peut avoir des parents formidables et être capable d’en imaginer d’horribles, non (rires) ?
Il y a aussi dans votre livre des références politiques et philosophiques, utilisées en contrepoint de péripéties légères. Comme cette histoire de triangle amoureux comparé à la guerre en ex-Yougoslavie…
J’aime bien faire ce genre de contrepoint, lier le léger et le sérieux, le juvénile et l’académique. Comment pourrait-on comparer une banale rupture avec une épuration ethnique ? C’est un bon ressort comique. En l’occurrence, j’ai mélangé une histoire qui m’est vraiment arrivée – ma sœur écrivant à une ex, en se faisant passer pour moi – et ma passion pour la guerre en Bosnie.
Passion qui vous vient de vos études ?
Tout à fait. Comment un tel truc a-t-il pu se passer en Europe dans les années 1990 ? Ça m’a toujours questionné.
Ayant étudié les sciences politiques, et notamment “la démocratie et le pluralisme culturel”, vous devez avoir un avis sur la crise de la représentation traversée actuellement par les Etats-Unis et l’Europe…
J’en ai un, mais si vous comptez sur moi pour vous révéler mon candidat préféré, je vais vous décevoir. Ces derniers mois, j’ai beaucoup travaillé dans un foyer d’aide aux victimes de violences domestiques et ça a été mon seul prisme d’analyse politique. Local et concret. Ça m’intéresse plus que la course de chevaux menée au niveau national, même si bien sûr celle-ci est importante et que tous les candidats ne se valent pas. Je tiens à ce que le gouvernement fédéral continue d’avoir une politique sociale, parce que j’en vois les effets lorsque je travaille avec des femmes dont on a abusé.
Ça répond à ma question ! Vous êtes quelqu’un de très sérieux au fond…
(rires) Merci de vous en rendre compte ! C’est vrai, je m’intéresse essentiellement à des choses sérieuses, et peu à la pop culture. Le seul truc que je regarde à la télé, c’est le basket. Je suis le genre de type qui préfère parler de la guerre en Bosnie que de Justin Bieber, vous voyez ?
C’est drôle que vous disiez cela car vous venez justement de tourner avec Jon Chu, dans Insaisissables 2 (sortie en juin aux Etats-Unis). Or il a réalisé deux documentaires, excellents (comme la plupart de ses films), sur Justin Bieber. Il n’a pas essayé de vous convertir ?
Ah ah, non, il n’a pas essayé… Ça alors, vous aimez Jon Chu ?
Oui, beaucoup. C’était comment de tourner avec lui ?
Bien qu’on ne partage pas les mêmes centres d’intérêt, il m’a fait une très forte impression. Sa tâche n’était pas aisée : arriver sur une franchise installée par quelqu’un d’autre (Louis Leterrier – ndlr) et diriger un “ensemble” rempli de stars (Morgan Freeman, Daniel Radcliffe, Mark Ruffalo, Lizzy Caplan, Woody Harrelson, Michael Caine – ndlr). Or il s’en est sorti merveilleusement. C’est un des cinéastes les plus doués techniquement que je connaisse. Je n’ai jamais vu quelqu’un capable d’installer aussi vite et aussi bien des plans complexes.
Si vous n’aimez pas la pop culture, pourquoi jouer dans un film de superhéros ? Est-ce un passage obligé pour tout acteur aujourd’hui ?
Ecoutez, que je le veuille ou non, je fais partie de la pop culture. Et ça me rend anxieux, parce qu’il y a quelque chose de fondamentalement intenable là-dedans… Le succès présent ne garantit pas le succès futur. Et le succès n’est pas non plus un gage de qualité. On vit dans une société de l’éphémère, du jetable, et je n’ai pas envie de participer à cela. Je crois plus à la lenteur. Maintenant, pourquoi jouer dans Batman v Superman ? Parce que c’était un rôle formidablement bien écrit, un personnage de tragédie grecque auquel je pensais pouvoir apporter quelque chose. Que le film soit un succès ou un échec, c’est secondaire.
La pop music ne vous intéresse pas davantage ? La mort de Prince, par exemple, ça ne vous a rien fait ?
Je n’ai jamais entendu une seule chanson de Prince de ma vie… Je vous jure que c’est vrai. Ou du moins je n’avais pas conscience que c’était une chanson de Prince. Vous me conseilleriez de commencer par quoi ?
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