Top model et femme de Jack White : la récente carrière musicale de Karen Elson pourrait passer pour un caprice. Injuste pour ses chansons rêveuses entre brumes anglaises et campagne américaine.
De la country-music jouée sur guitare vintage et en robe de kermesse du Kentucky, chantée à gorge déployée dans un atelier surréaliste d’artiste parisien : drôle d’endroit pour une rencontre. La découverte de Karen Elson fut un choc délicieux mais pas vraiment surprenant : la schizophrénie va comme un gant à la jeune chanteuse. En catimini, elle faisait là ses débuts parisiens.
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Pourtant, ce n’était pas la première fois qu’on voyait Karen Elson ni qu’on l’entendait chanter. On n’avait pas oublié son duo torride avec Cat Power sur la reprise de Je t’aime (moi non plus) enregistrée sur l’album Monsieur Gainsbourg Revisited ; on se souvenait de cette rousse en éruption qui fut mannequin pour Chanel ou Gaultier.
On l’avait aussi vue au bras de son mari, un certain Jack White, rencontré sur le tournage du clip de Blue Orchid des White Stripes. Les mauvaises langues lui firent aussitôt un procès : un mannequin, qui plus est femme de star, ne peut chanter que par piston, par caprice.
Karen Elson estime qu’elle n’a pas à se justifier. “Il faudrait arrêter de prendre les top models pour de jolies cruches, sans goût ni sensibilité. De Nico à Carla Bruni, n’oublions pas qu’elles ont sorti quelques albums magnifiques. Mes chansons parlent pour moi. J’en ai marre de m’excuser. Et puis j’aurais l’impression de me tromper si je plaisais à tout le monde.”
Bien sûr, tous les mannequins ne font pas des carrières musicales aussi désastreuses que Naomi Campbell. Mais tous n’ont pas ce rapport charnel, geek même, que Karen Elson entretient avec le rock, comme sa compatriote Agyness Deyn ou Mareva Galanter. “Ça a toujours été mon jardin secret, mon refuge. Un lieu de paix où il n’y avait pas de photographe, d’agent, de maquilleuse… La musique est associée au confort de la solitude, j’ai besoin d’intimité pour elle.”
Elle débarque à New York en 2002. L’intimité, elle la partage longtemps avec une troupe de cabaret, The Citizens Band. Ensemble, ils écument les galeries d’art, reprennent Kurt Weill, Marlene Dietrich, le Velvet ou Leonard Cohen. Sa passion pour la musique vire au jeu de piste, organisé par de nouveaux amis qui lui veulent du bien : elle écoute les conseils, lit avec assiduité les paroles des chansons, les biographies ou les notes de pochettes, gourmande de sons et de connaissances.
“A New York, dans mon quartier d’adoption de l’East Village, j’ai commencé à traîner chez un disquaire. Il m’a vue acheter un single de Mazzy Star et m’a fait découvrir la préhistoire du groupe : Opal, Rain Parade, tout ce psychédélisme… C’est devenu une quête : j’achetais un disque de Fairport Convention et lui m’orientait vers Bernt Jansch, etc. J’adore les disquaires, cette façon qu’ils ont d’anticiper tes demandes, leur fierté de te faire découvrir un truc : la musique a beau être disponible partout sur le net, rien ne peut remplacer cette présence humaine, cette magie. Aujourd’hui, c’est mon mari qui joue ce rôle : comme il tient son propre label, Third Man Records, nous recevons beaucoup de maquettes. Quand ça ne suffit pas, je file chez Grimey’s à Nashville.”
C’est là-bas que vit aujourd’hui le top model avec son mari, leurs enfants et la collection invraisemblable d’instruments et de vinyles de Jack White. Karen Elson a pour la première fois posé durablement ses valises dans cette ville où la musique règne encore à l’ancienne, à la coule, étrangère au chaos du monde. Elle s’y sent chez elle, ravie qu’à Nashville on lise davantage les journaux de guitare que de mode – ce qui lui garantit une paix royale en ville.
Pourtant, partout où elle passe, Karen Elson est une anomalie. Née dans la banlieue de Manchester, on la considérait comme une grande duduche, une paria : une position avec laquelle elle a appris à vivre, à Paris, au Japon, à New York. “Etre sur la touche, ce n’est pas fatalement une position inconfortable. J’ai vécu tant d’expériences, croisé tant de gens dans tant d’endroits que je suis chez moi nulle part et partout.”
Sa musique porte en elle cette confusion, cet entremêlement illisible des racines : on lui dit que son album évoque June Carter produite par le label 4AD, elle en rigole de joie. “C’est une description parfaite de ma musique. Tous ces fantômes de la country hantent Nashville mais j’aime aussi The Jesus & Mary Chain ou tout le folk anglais…” Même son accent, déformé par les voyages, porte à chaque intonation ce trouble de la personnalité : l’accent mancunien réchauffé par les syllabes traînantes du “southern twang” américain.
Dans la tête de Karen, c’est le bordel : sa musique raconte bien ce mélange inédit. “Bizarrement, je n’ai vraiment découvert la musique de Manchester qu’en arrivant aux Etats-Unis : ce sont des copains new-yorkais qui m’ont convertie à Joy Division, au label Factory. Alors que moi, petite Anglaise, je leur vantais les mérites de Patsy Cline ou Hank Williams. L’éloignement rend les choses si exotiques, si fascinantes. Ma musique aujourd’hui mélange fatalement tout ça.”
Elle n’a commencé à mesurer l’importance de Manchester qu’après avoir quitté la ville, se souvient sans joie de soirées adolescentes dans une Haçienda mourante, de l’excitation naïve ressentie en quittant la ville à 16 ans, destination Paris. “Ma banlieue de Manchester, c’était l’ennui, l’humidité, les briques, le gris… J’étais éteinte, sans motivation : l’avenir, c’était l’école, le boulot, le mari, les bébés… On n’attendait rien de plus de moi. La passion, les ambitions, on n’en parlait pas. Ça n’existait que dans mes rêves… Quand j’ai débarqué à Paris, j’ai été éblouie, inspirée plus qu’effrayée. J’allais voir seule des concerts de Nick Cave, de PJHarvey, c’était une éducation en accéléré… Ces chansons ont changé ma vie. J’ai retenu de mon enfance une valeur essentielle : l’éthique du travail. Je bosse dur.”
Souvent, dans la maison familiale de Nashville, Karen Elson se rend au jardin, mais pas pour bêcher des légumes bios pour Jack et les enfants. C’est là, dans une dépendance, que son mari a monté son studio d’enregistrement. Karen y a pris goût. “Déjà, à New York, j’avais commencé à m’acheter du matériel : des guitares (dont une merveille fabriquée en 1917 – ndlr), des pédales, un quatre-pistes… Je m’y suis jetée à corps perdu. C’est un tel plaisir de chanter, une telle libération ! Aujourd’hui, je pourrais passer ma vie dans notre studio, je m’y sens vraiment dans mon élément.”
Le jour du mariage, Karen Elson avait menti par omission à son mari : il savait qu’elle jouait dans un groupe de reprises mais ignorait qu’elle composait aussi des chansons. Il les a découvertes par hasard, un jour où Karen, se croyant seule à la maison, les chantonnait. “J’étais sans doute intimidée… Mais à partir de ce jour-là, il m’a encouragée… L’an passé, j’ai surmonté mes doutes et mes inhibitions pour enregistrer. Nos enfants avaient grandi, j’avais davantage de temps.”
Wanda Jackson, Meg White, Loretta Lynn, Alicia Keys, Alison Mosshart… La liste est longue de celles qui y sont passées, dans le petit studio au fond du jardin… On a le malheur de comparer Jack à un Phil Spector, à un tyran – Karen Elson s’offusque. “Jamais au grand jamais ! Il est une incroyable source d’inspiration… Je ne sais pas si c’est pareil avec les autres mais il a tout fait pour que je donne le meilleur de moi en studio : un mélange de défis et de détente, de labeur et de paix.”
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