SAGE FRANCIS brouille les lignes du songwriting pop et de la vindicte hip-hop sur un disque composé par Yann Tiersen, Jason Lytle ou feu Mark Linkous.
Apercevoir Sage Francis au milieu des musiciens de Sparklehorse, Grandaddy ou Calexico n’a rien de surprenant. Depuis toujours, le rappeur de Rhode Island au verbe outré appelle ces éclatants contrastes. Songwriter parmi les poseurs, paumé entre le blues rouillé d’un Johnny Cash aux dents en or et le hip-hop déformé d’un Public Enemy foudroyé par la pop des enfers, cet éternel étranger au physique de bûcheron erre ainsi sur des terres que personne ne revendique. Réaliser le rêve organique de Li(f)e, son dernier opus, n’était donc qu’une question de temps : “J’ai ce projet depuis que j’ai signé chez Epitaph en 2004, mais nous manquions de temps. Ce disque étant le dernier d’un contrat de trois albums, c’était maintenant ou jamais.”
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Sauf que Sage Francis n’est pas un musicien. B-boy incurable, il demeure ancré dans le rap, et sa manière d’emboîter des armées de beatmakers discordants pour édifier des disques cohérents n’est pas transposable partout : Tiersen, Linkous et consorts, eux, ne sont pas des beatmakers. Francis le sait, autant qu’eux savent combien ce rap peut leur être fatal : “Je suis allé chercher ces musiciens parce que je ne voulais pas d’instrus de rap. Mais forcément, ils étaient méfiants. Il a fallu gagner leur confiance. Le producteur Brian Deck (Iron & Wine, Modest Mouse – ndlr) nous a permis de nous entendre. En le regardant faire, je saisissais à quel point je suis étranger à la composition musicale.”
Le ton tourmenté du rappeur prend corps sur les compositions des maîtres pop, traversées de violons, chaînes qui grincent, batteries sourdes et cloches nocturnes. Les amertumes puissantes de Mark Linkous et les orgues de Jason Lytle arrachent à Sage Francis un verbe maudit qui mêle brûlots politiques et comptines tordues, spleen idéal et rêves dépressifs. Le souffle de la rue sur des inspirations venues du ciel. Jusqu’à ce que Yann Tiersen jette dans le mix les boîtes à musique de The Best of Times, qui inspire l’un des plus beaux textes de l’album. “Le texte évoque des instants étranges ou gênants de mon enfance. Je découvrais la vie, mais ces obstacles m’indiquaient la fin du monde. Au fond, ce n’était rien, mais je ne pouvais pas le savoir. Or, les adultes disent toujours aux enfants d’en profiter, que c’est le meilleur des moments. C’est déprimant, mais en plus c’est un mensonge.”
Le mensonge, voilà le thème de ce Li(f)e qui menace de se transformer en “lie” : “Les croyances auxquelles nous sommes tenus d’adhérer ne sont que des distractions face à la mort. Nous vivons tous sous illusion.” Mais ce sceptique extralucide sait aussi que les mensonges les plus puissants sont souvent ceux qu’on se raconte à soi-même, à l’image de ces inventions postadolescentes sur lesquelles trébuchent les textes de Li(f)e : “Quand j’ai eu 23 ans, j’ai décidé de dire que j’en avais 32. Je trouvais intéressant qu’un type de cet âge débarque dans le rap avec quelque chose de neuf, et je voulais fuir ma génération.”
Aujourd’hui, Francis a 32 ans, pour de vrai : “Lorsque je regarde ces jeunes de 23 ans, je me dis que j’ai peut-être perdu quelque chose à tout jamais.” L’étonnant poème Slow Man contemple ainsi le désastre de ce temps qui fuit, arrachant un rictus au rappeur : “Peu importe l’âge que j’ai, je me suis toujours senti vieux.”
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