L’artiste illusionniste Thomas Demand tire les ficelles d’une exposition collective pensée comme une enquête policière où il est question de vols et de copies. Magistral.
“A propos, voulez-vous ouvrir ce placard, s’il vous plaît. Ce tableau oui, regardez-le. Ne le reconnaissez-vous pas ? Ce sont Les Juges intègres. Vous ne sursautez pas ? Votre culture aurait-elle donc des trous ? Si vous lisiez pourtant les journaux, vous vous rappelleriez le vol, en 1934, à Gand, dans la cathédrale Saint-Bavon, d’un des panneaux du fameux retable de Van Eyck, L’Agneau mystique. (…) On l’a remplacé par une excellente copie, car l’original est demeuré introuvable. Eh bien, le voici.”
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A ce point de La Chute, le héros de Camus, Jean-Baptiste Clamence, n’attend qu’une chose : être arrêté pour ce vol qui tombe sous le coup de la loi – contrairement à sa lâcheté – et ainsi soulager sa conscience.
L’Image volée nous avait d’abord fait penser à La Lettre volée de Poe
Si l’on vous propose aujourd’hui ce détour par Camus, c’est que l’exposition curatée par l’artiste allemand Thomas Demand à la Fondation Prada, à Milan, est éminemment littéraire : elle se décline en trois chapitres et suscite au passage l’écriture de deux nouvelles annexes publiées dans le catalogue de l’expo, signées par les écrivains britanniques Ali Smith et Ian McEwan. C’est surtout que l’expo s’intitule L’Image volée, qui nous avait d’abord fait penser à l’enquête policière d’Edgar Poe (La Lettre volée) avant que Thomas Demand ne lâche l’info et nous recommande d’aller plutôt (re)faire un tour du côté de Camus.
Il n’empêche, c’est bien en détective qu’il faut appréhender cette riche et joyeuse exposition collective qui, avec ses 90 œuvres, fait du vol, de la disparition, de la copie ou de l’appropriation son moteur. L’artiste aux manettes (qui n’en est pas à son coup d’essai pour la Fondation Prada et qui continue ainsi de creuser intelligemment son sillon dans cette histoire iconoclaste d’un art de l’emprunt et du reenactment) cultive lui-même depuis les années 1990 les faux-semblants et l’art de la diversion avec ses photographies réellement virtuelles, reconstitutions parfaites de piscines olympiques, d’un bout du Bureau ovale, d’une salle de contrôle, mais aussi d’une nursery ou d’un open space vidé de ses salariés qu’il réalise en carton et en papier.
Figure majeure d’une génération de photographes allemands (Thomas Ruff, Candida Höfer, Andreas Gursky) passés par l’atelier du couple Becher, Thomas Demand est sans doute le plus critique mais aussi le plus libre d’entre eux. Qui n’hésite pas par exemple à s’aventurer du côté du commissariat d’exposition comme il le fit en 2013, toujours à la Fondation Prada mais à Venise, en proposant avec Rem Koolhaas et Germano Celant un époustouflant remake d’une expo culte de 1969, Quand les attitudes deviennent formes, dont ils rejouèrent à l’identique la scénographie. A Milan, dans une mise en scène astucieuse conçue avec l’artiste Manfred Pernice, L’Image volée s’écrit donc en trois chapitres.
L’imaginaire d’une scène de crime
Le premier, qui se veut le plus littéral, est celui qui emprunte le plus directement à l’imaginaire de la scène de crime. Qui fait de l’absence une preuve accablante, à l’instar de ce cadre vide portant la cote du portrait par Van Gogh du célèbre docteur Gachet – modèle qui fut lui-même accusé d’avoir produit des faux –, et plus drôle encore, de ce procès-verbal rédigé par un policier béat ou amateur d’art, à la demande de Maurizio Cattelan.
Ce dernier, à court d’idées pour produire une nouvelle œuvre, décida à la veille du vernissage de signaler au poste de police le plus proche le vol de son travail… inexistant ! Le lendemain, c’est ce rapport, soigneusement encadré, qui fut exposé.
L’exposition regorge d’histoires comme celles-ci, ou comme celle qui circule autour d’un tableau sans qualité d’Adolph von Menzel décroché dans le bunker d’Hitler après son suicide mais qui a pour particularité d’être en partie escamoté, laissant ainsi la place à toutes sortes d’interprétations.
Appropriationnisme et du détournement
Le deuxième volet de l’exposition, plus attendu mais passionnant grâce aux trouvailles de Thomas Demand, se penche sur l’histoire désormais bien balisée de l’appropriationnisme et du détournement. Ainsi, l’on s’amuse de ce Buren réduit en origami par Pierre Bismuth, des allers-retours consentis entre Duchamp et Picabia autour d’une Joconde non moins consentante (L.H.O.O.Q. moustachue), des clonages moins inoffensifs qu’il n’y paraît d’Elaine Sturtevant, et de cette galerie de portraits tronqués qui orchestre la rencontre fortuite de grands maîtres (modernes et contemporains) de l’histoire de l’art : Cy Twombly copiant Picasso ou Pierre Huyghe s’aventurant dans une mise en abyme encore plus tortueuse en signant une copie d’un portrait de Modigliani réalisée par le célèbre faussaire Elmyr de Hory. L’œuvre, De Hory Modigliani, date de 2007 et fut présentée dans la rétrospective de Pierre Huyghe au Centre Pompidou en 2014.
La question du collage est centrale aussi dans cette section de l’expo avec les portraits suturés/superposés de John Stezaker, les magnifiques all over d’une jeune Anglaise, Sara Cwynar, et encore mais de façon plus complexe chez Thomas Ruff, l’autre chef de file de la nouvelle photographie allemande avec un spécimen extrait de sa série JPegs, importation directe sur papier photographique d’images trouvées sur le flux internet et dont certains détails sont agrandis.
Thomas Ruff met le doigt sur les enjeux liés au numérique et au copyright
Avec cette série magistrale achevée en 2007, Thomas Ruff met le doigt sur les enjeux liés au numérique et au copyright. On peut s’étonner, d’ailleurs, dans cette veine-là et dans ce chapitre de l’exposition, de l’absence d’un autre maître du genre, figure clé de la “Picture Generation” qui défraie régulièrement la chronique judiciaire avec ses emprunts plus ou moins maquillés : Richard Prince.
On se souvient du détournement magistral des viriles publicités Marlboro pour l’une de ses masterpieces, Untitled (Cowboy), puis, en 2008, des accusations portées par le photographe Patrick Cariou dont il utilisa les portraits de rastas jamaïcains.
“Les bons artistes copient, les grands artistes volent”
En 2015, la fronde est venue des portraiturés eux-mêmes, soit une trentaine de stars et d’anonymes dont les comptes Instagram avaient été allégrement pillés (les commentaires en plus) par Richard Prince pour être reproduits d’après captures d’écran mais en peinture dans son exposition New Portraits à la galerie Gagosian.
Quelques années plus tôt, et bien avant l’heure du partage généralisé mais aussi du droit à l’image renforcé (qui fait le paradoxe de notre société du “tout visible”), Picasso, détrousseur patenté – il suffit pour s’en convaincre de visiter l’exposition actuelle que le musée Picasso consacre à sa sculpture qui doit beaucoup à l’art nègre –, avait réglé la question en affirmant : “Les bons artistes copient, les grands artistes volent.” Une formule qu’il avait lui-même empruntée au poète américain T. S. Eliot qui disait, en 1930 : “Les poètes immatures imitent, les poètes matures volent.” Comme quoi, la boucle n’est jamais bouclée.
Pour lire le dernier chapitre de L’Image volée, il faut descendre d’un étage, au sous-sol de la galerie nord de la Fondation Prada. Dans cette dernière section, Thomas Demand renverse l’histoire et c’est nous, spectateurs, citoyens du monde, qui sommes floués, épiés, espionnés.
La métaphore d’une histoire de l’art faite de rebonds et d’emprunts
Ici, les artistes sont les témoins critiques ou ironiques d’une époque qui fait de la surveillance généralisée l’une de ses lignes de fuite. John Baldessari filme à leur insu les visiteurs qui deviennent partie prenante de son installation en trompe l’œil ; Sophie Calle, en femme de chambre improvisée, photographie et documente les effets personnels de clients ; Christopher Williams s’attaque de son côté à la communication officielle des politiques et révèle des images non autorisées de John Fitzgerald Kennedy.
Tandis que Jeff Wall dispose avec minutie et force détails une scène de perquisition (non autorisée ?), comme un clin d’œil à l’une des deux seules images signées Thomas Demand dans l’exposition et qui met justement en scène une caméra de surveillance.
Une exposition de haute volée qui se conçoit aussi comme une métaphore d’une histoire de l’art faite de rebonds et d’emprunts dont chaque manifestation est un indice parmi d’autres.
L’Image volée jusqu’au 28 août à la Fondation Prada à Milan, fondazioneprada.org
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