La dernière fois que j’ai vu Cindy Sherman, ce fut aussi la première. Et paradoxalement, je n’en ai presque aucun souvenir. On était venus l’interviewer au Capc de Bordeaux en 1997, à l’occasion de sa précédente rétrospective en France. Mais de cette rencontre avec l’une des figures majeures de l’art contemporain, il ne me reste […]
La dernière fois que j’ai vu Cindy Sherman, ce fut aussi la première. Et paradoxalement, je n’en ai presque aucun souvenir. On était venus l’interviewer au Capc de Bordeaux en 1997, à l’occasion de sa précédente rétrospective en France. Mais de cette rencontre avec l’une des figures majeures de l’art contemporain, il ne me reste rien en tête, sinon l’idée vague d’une allure proche du banal, cheveux courts, silhouette fragile, et c’est à peine si son visage simple, légèrement anguleux, émergeait progressivement sous les innombrables travestissements que cet artiste monumentale a pu faire subir, en trente ans de séries photographiques, à son identité première.
Et puis, très vite, les images ont repris le dessus, son visage d’origine s’est à nouveau retiré sous les masques divers d’une personnalité éclatée. Et bientôt s’est complètement effacé de ma mémoire le souvenir réel de Cindy Sherman, born in 1954 dans le New Jersey, grandie à Long Island, née Cynthia, mais que personne n’a jamais appelée ainsi.
Car plus Cindy Sherman se montre, et plus elle disparaît : à l’ère du tout-people, c’est le paradoxe fascinant de cette star incontestable de l’art d’aujourd’hui, dont les Untitled Films Stills, vendus 50 dollars pièce lors de leur première exposition à New York en 1978, partent à 300 000 dollars aujourd’hui, et dont la série entière fut acquise en 1996 par le MoMA pour un montant global d’un million de dollars. « Mais c’est un paradoxe pleinement inscrit dans son travail, commente Régis Durand, commissaire d’exposition de la nouvelle rétrospective qui s’ouvre cette semaine à la galerie du Jeu de Paume. Elle se montre totalement et sans cesse, mais en même temps elle n’est nulle part, personnage étrange, très secrète, très discrète, qui accorde peu d’interviews, comme pour rester sur une certaine réserve. » Et aussi pour laisser toute la place à son uvre, dont elle est elle-même, et avec une monomanie invraisemblable, le seul véritable matériau.
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Actrice de ses propres mises en scène, l’artiste américaine a démultiplié son identité en incarnant seule une myriade de personnages féminins, de la pimpante bibliothécaire de films de série B à la ménagère débridée qui apparaît dans un ouvrage récent en compagnie du photographe Juergen Teller, de la blonde hitchcockienne à la femme battue, de l’ado androgyne à l’amante éplorée, attendant au milieu de la nuit près de son téléphone.
Autant de stéréotypes féminins fournis par le cinéma, la télévision ou les magazines de mode, et dont elle fait au fil de sa carrière une critique acerbe, quitte à se voir accusée par le mouvement féministe de mettre en scène des femmes dans des situations d’extrême vulnérabilité : « Mais ce à
quoi je m’oppose, confiait-elle en 2000 au New Yorker, c’est la manière dont notre être est pourri (« fucked ») par ce qu’on est censé être. La plupart des mannequins dans les magazines de mode ont sur moi un effet répulsif. » Critique de la société du spectacle, du conditionnement médiatique des êtres, à l’image encore de la série Hollywood/Hampton Types (2000-2002),
autoportraits en femmes quinquagénaires drôles et pathétiques, comme parées pour un dernier rôle dans l’industrie du rêve hollywoodien : « Les personnages, commente l’artiste, devaient être des comédiennes ratées ou tombées dans l’oubli (secrétaires, ménagères ou jardinières dans la vie réelle), qui posent pour des portraits afin de postuler pour un emploi. Ces gens essaient de se vendre pour le mieux. Ils supplient le spectateur : « Voulez-vous m’embaucher ? »
Et certains se souviennent encore qu’avant de se transformer devant son appareil photo, Cindy Sherman avait coutume dès le milieu des années 70 de paraître aux vernissages et aux parties sous les traits de l’actrice américaine Lucille Ball, en femme enceinte, en infirmière ou en secrétaire des années 50. C’est dire la cohérence de son uvre : « Ce qui est encore fascinant, continue Régis Durand, c’est son parcours artistique, c’est d’avoir su donner un tel développement à un matériau aussi minimal que le fait de se prendre en photo sous les traits de divers personnages, tantôt comiques, tantôt grotesques,
cinématographiques. Il y a une espèce de folie
là-dedans, depuis ses premiers déguisements en passager d’autobus ou en clown, jusqu’à sa dernière série de clowns à nouveau, qui ferme la boucle d’une certaine manière, mais avec beaucoup plus d’intensité… Ce qui fait qu’on ne sait à nouveau plus très bien où elle va aller désormais. Mais elle a toujours procédé ainsi, Cindy Sherman n’a pas de plan global, son uvre constitue une série d’avancées, de rebondissements. »
Sentiment confirmé à la lecture des notes de l’artiste, rarement dévoilées, où, sans théoriser, sans s’épancher sur sa méthodologie ni sur sa pensée, elle tâtonne à la recherche de nouvelles incarnations. Pas une théoricienne de l’art, juste une artiste qui se demande jour après jour ce qu’elle peut faire, et qui y apporte toujours des réponses fortes, sans jamais cesser de s’ouvrir de nouvelles voies.
Une autre piste de lecture de l’ uvre de Cindy Sherman, c’est évidemment le cinéma. Ou plus précisément son usage ambigu de la photographie, entre le cinéma et la performance, chaque image apparaissant souvent comme un instantané de film, hitchcockien, d’horreur ou néoréaliste italien, bref un photogramme, un « film still » pour reprendre le titre de sa célèbre série de la fin des années 70. Et c’est ainsi que, de personnage en personnage, l’ uvre entière de Cindy Sherman apparaît sous la forme d’une ample filmographie.
On comprend dès lors qu’elle ait pu nourrir en retour l’imagination de bon nombre de cinéastes. David Lynch par exemple, et sa relecture névrosée des héroïnes hitchcockiennes, mais encore Bertrand Bonello, auteur du court métrage Cindy, the Doll Is Mine, directement inspiré d’une photographie de l’artiste américaine : « Elle fabrique tout de suite de la fiction, commente le réalisateur, chaque photo raconte une histoire, comme si on pouvait tout de suite l’inscrire dans un film. Et c’est un peu ce que j’ai fait : j’ai pris une de ses images, j’ai pris le personnage qu’elle avait mis en scène et je l’ai remis dans un film. »
Et Bertrand Bonello d’ajouter : « Ce que je trouve sublime chez elle, c’est l’idée de la rétrospective. On part de 1975, avec au début une image plutôt heureuse, puis la solitude arrive, puis les larmes, et moi j’adore l’arrivée des larmes dans une uvre, c’est quelque chose qui me touche beaucoup. Puis le cauchemar arrive avec les séries plus grotesques, on voit une évolution dramatique, très lente. Et du coup ça raconte encore plus quelque chose, et quand à la fin des années 80 c’est la terreur qui règne dans ses images, je me dis que comme Bret Easton Ellis ou David Lynch, elle parvient de manière très habile et détournée à parler de l’Amérique. Dans ce grand film de trente ans que constitue son uvre, je vois bien plus qu’une simple image de la femme, je vois un certain portrait de l’Amérique. » Cindy Sherman au sens large.
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