Depuis sa Palme d’or pour La Chambre du fils, Nanni Moretti avait laissé tomber le cinéma pour la politique. Le Caïman, sa charge anti-Berlusconi, signe la fin de sa période militante.
Cinq ans après La Chambre du fils et après deux années consacrées à la politique (voir encadré page suivante), Nanni Moretti le cinéaste est de retour. A 52 ans, ce « splendide quinquagénaire » qu’on présente volontiers comme egocentré, est surtout un homme réservé et aimable qui ne fait aucun effort pour avoir l’air plus sympathique qu’il n’est Ð attitude paradoxalement fort agréable. Habillé plutôt chaudement malgré l’extrême douceur du printemps romain, Moretti prend son temps pour répondre aux questions (aucun Italien ne parle aussi lentement) tout en dessinant des fleurs dans le grand cahier posé sur son bureau, s’emporte de sa célèbre voix rauque dès qu’il parle de son pays et de sa vie politique (cet art de répéter trois fois le même mot en élevant le ton !), et paraît soudain très fragile dès qu’on aborde un sujet qui lui tient à c’ur, le cinéma. Rencontre dans son bureau bien rangé de Sacher Films, la maison de production qu’il a fondée.
Entretien > Avant même que Le Caïman sorte, des représentants du centre gauche italien ont manifesté leur crainte quant à ce qu’ils appellent « l’effet boomerang », dont le film de Michael Moore, Fahrenheit 11/9, qui n’a pas empêché la réélection de Bush, serait selon eux le meilleur exemple. Est-ce que vous en avez eu peur, vous aussi ?
(Long silence, Moretti écrit « effet boomerang » dans son grand cahier, au milieu des fleurs) Ce sont deux phénomènes qu’on ne peut absolument pas mettre en relation l’un avec l’autre. Bush a été réélu ni grâce à, ni malgré le film de Michael Moore. Je me demande si les journaux italiens qui continuent à écrire ces choses-là les croient vraiment, ou s’ils l’écrivent par inertie ! C’est vrai qu’avant la sortie du film il y a eu un débat complètement absurde dans le milieu politico-journalistique, absurde surtout parce que personne n’avait vu le film ! (Silence) Un homme politique du centre gauche, sans rien savoir du film, m’a invité à reporter la sortie après les élections… Mais si je dois être sincère, je n’ai pas pris en considération l’hypothèse de reporter la sortie… Ni de répondre…
Le Caïman raconte avant tout l’histoire de Bruno, un producteur de films de série Z. C’est en tout cas celle qui occupe la majeure partie du film.
C’est Bruno qui tire toutes les ficelles. Je n’avais pas envie de faire un film uniquement sur la politique italienne et uniquement sur Berlusconi. Les deux premiers personnages auxquels j’ai réfléchi ont donc été celui du producteur et celui de la jeune femme, Teresa, qui veut se lancer dans la réalisation en faisant un film sur Berlusconi. J’ai construit tout le récit du film autour de ces deux personnages.
Il ne faut pas moins de trois acteurs pour incarner Berlusconi dans Le Caïman…
Quatre, avec le vrai Berlusconi ! (Rires)
Le premier, Elio De Capitani, joue le Berlusconi du scénario de Teresa, le deuxième est Michele Placido, dans le rôle d’un grand acteur pressenti pour jouer Berlusconi dans le film, et puis finalement vous-même, qui acceptez de reprendre le rôle. Pourquoi ce choix ?
Il y a trois phases différentes dans le travail de Teresa, et donc trois Berlusconi. J’ai essayé de mettre en scène le scénario de Teresa de la manière dont je pense qu’une jeune femme peut vouloir raconter une telle histoire. Il y a des scènes non réalistes, comme celle où soudain une valise pleine d’argent crève le plafond, et d’autres où l’on raconte très clairement les grandes étapes de la vie de Berlusconi : le grand point d’interrogation sur la provenance de l’argent qui lui a permis de faire sa carrière, le début des télés commerciales, le dynamisme que cet homme incarnait pour les spectateurs, les perquisitions de la brigade financière, le football avec le Milan AC, des transferts de fonds illégaux à l’étranger, l’irruption de Berlusconi dans la presse, et puis l’entrée en politique. Des choses qui hélas n’impressionnent plus personne en Italie. Ca, c’est le scénario de Teresa.
Je voulais qu’au début, le public reconnaisse Berlusconi, d’où le choix de De Capitani, qui en plus est milanais et a l’accent de Milan, comme Berlusconi. Ensuite, on pouvait s’en éloigner. La préparation du film de Teresa commence et je voulais qu’elle rencontre des personnages connus pour jouer le rôle principal. Donc elle me rencontre. Je refuse le rôle… Après mon refus apparaît Placido, et j’ai eu envie de me moquer d’une certaine typologie d’acteur populaire, à la fois sympathique et superficiel. Mais cet acteur se désiste. Et puis il y a l’acteur qui reprend finalement le rôle, moi. Au moment même où Teresa prononce le mot « action », le film devient aussi le mien en tant que réalisateur.
C’est très impressionnant, la façon dont vous vous réappropriez le film de Teresa à la fin.
J’ai pensé que ma présence à l’écran pouvait créer un court-circuit intéressant. Ce que je dis quand je joue Berlusconi donne quelque chose de plus, je crois. Quand je dis à mon chauffeur : « Qu’est-ce qu’elle est triste, la gauche, elle rend les gens tristes », ou quand je parle de mon cancer (Berlusconi a parlé du sien en public, et moi-même j’ai consacré au mien un chapitre entier de Journal intime), ça prend une autre portée. Et puis je pense qu’un des plus gros problèmes des Italiens, c’est l’habitude.
L’accoutumance ! Le fait qu’on se soit habitué aux déclarations de Berlusconi ou des gens qui l’imitent, fait que ces mots ne nous impressionnent plus et qu’on n’en perçoit plus le poids réel. Prononcer ces mots de Berlusconi sans l’imiter ou le parodier permet de restituer ce sentiment de menace qui est au cœur de la vie politique italienne. Toute la tirade qu’il adresse aux magistrats, sous mes traits, après sa condamnation au tribunal, reprend mot pour mot la déclaration qu’il a faite il y a trois ans contre la magistrature. Il avait réalisé chez lui un enregistrement qu’il avait envoyé à tous les journaux télévisés, qui l’ont diffusé tel quel. Un enregistrement où il n’y avait évidemment aucun contradicteur. Cette tirade contre la magistrature avait, à l’époque, été sous-estimée. Alors que c’est sûrement une des actions les plus graves accomplie par un chef d’Etat en Italie en 60 ans de démocratie.
Mon film est sorti quelques semaines avant les élections, le centre gauche l’a remporté de très peu, et pendant quinze jours Berlusconi a refusé de reconnaître le résultat du vote, en continuant de parler de magouilles dont il avait commencé à parler des mois auparavant ! a, ça a vraiment été quelque chose de dévastateur ! Parce qu’il a fait se sentir son électorat non pas comme un électorat qui avait été battu de très peu, mais comme un électorat à qui on avait volé le vrai résultat ! C’est très grave parce que ça reste dans la tête des gens. (Il baisse le ton) Déligitimer un vote, c’est vraiment saper les bases mêmes de la démocratie.
Pour nous, Italiens, il est devenu normal qu’un candidat à la présidence du Conseil se présente avec trois chaînes de télé… Pas trois sur trois mille, trois sur six ! C’est inacceptable pour une démocratie, et j’espère que ça ne se représentera jamais, jamais, jamais plus (mai, mai, mai piu) ! J’espère que le centre gauche va enfin faire voter cette loi sur le conflit d’intérêts qu’elle n’a pas fait voter pendant les cinq années où il était au gouvernement, de 1996 à 2001. (Pause) Et je m’agenouille devant vous pour que vous ne me demandiez pas pourquoi le centre gauche ne l’a alors pas fait, parce que je n’ai vraiment pas la réponse (rires)…
Avant les élections, en parlant avec des amis italiens, j’ai été frappé de constater qu’elles leur faisaient peur. L’un d’eux m’a même dit, alors qu’il est de gauche, qu’il se demandait parfois s’il ne valait pas mieux voter Berlusconi, par crainte de ce qui pouvait se passer s’il perdait… C’est terrible !
Ce sont des choses que j’ai effectivement lues dans les journaux avant les élections. Mais c’est du délire ! Pendant douze ans, le Parlement italien a d’ s’occuper énormément des problèmes financiers et judiciaires de Berlusconi, et là, à mesure qu’on s’approchait des élections, il fallait qu’on s’inquiète tous des problèmes psychologiques de Berlusconi ! (Rires) Ce n’est pas qu’une boutade… Un seul homme a pris en otage, non seulement ses alliés, mais une bonne partie du pays et surtout sa vie politique ! Dans les années 70, jamais aucun journal de gauche ne s’est demandé : « Mon Dieu, mais si la démocratie chrétienne perd, comment va-t-elle réagir ? »
Comment voyez-vous l’avenir politique de l’Italie ?
(Rire puis long silence) Ces flammes qu’on voit à la fin de mon film sont symboliques. Elles représentent toutes les ruines, institutionnelles, éthiques, constitutionnelles, psychologiques, avec lesquelles on va devoir régler ses comptes pendant de longues années. Quand le phénomène Berlusconi est arrivé dans ce pays, il a trouvé un terrain fertile, il n’y a pas de doute là-dessus. Il a trouvé un pays où l’on n’a pas un sens de l’Etat, peu de sens civique, un pays où la plupart des gens ont du mal à se sentir comme faisant partie d’une communauté. Ce n’est pas un gouvernement de centre gauche qui en quelques années va réussir à tout reconstruire. La possibilité de voir des vrais ministres est déjà un pas de géant par rapport aux années que nous venons de subir. J’espère qu’on mettra au centre des préoccupations le problème de la légalité, concept révolutionnaire en Italie.
La nouvelle majorité est très fragile. Que va-t-elle pouvoir faire ?
La majorité au Sénat est effectivement très limite. Mais les capacités et les compétences pour gouverner sont là. L’important est que la coalition de centre gauche se rende compte qu’elle a très peu de place aussi pour s’engueuler, sport très pratiqué hélas dans les partis du centre gauche…
Vos projets ?
(Du tac au tac) Ne pas laisser s’écouler cinq années entre deux films, comme je l’ai fait entre La Chambre du fils et Le Caïman ! (Silence) Ce sera peut-être une comédie, mais je n’en suis pas sûr.
Vous regrettez d’avoir mis autant de temps à tourner un nouveau film ? Non, au contraire, je ne regrette rien, et je regarde cette période où j’ai fait de la politique avec un grand plaisir et même avec orgueil. Bon, mais j’espère aussi que je n’aurai plus besoin de faire ça (rires). Et puis mon travail, c’est celui-là, c’est quelque chose que je sais depuis mes 19 ans. Ce que j’ai à raconter, il est plus juste que je le raconte à travers le moyen d’expression qui est le mien, le cinéma. Même si ce n’est pas du tout une thérapie (rires). Faire du cinéma Ð disons, à peu près sur soi-même Ð n’est pas thérapeutique.
C’est le contraire ?
(Rire un peu gêné) Non, pas non plus le contraire ! (Silence) Les petits changements qui peuvent survenir dans la vie d’une personne n’arrivent pas parce qu’elle se raconte à travers un film. Ce n’est pas là que ça se passe.