Journaliste française ayant émigré aux Etats-Unis, Géraldine Smith publie »Rue Jean-Pierre Timbaud » pour raconter son expérience à Belleville, entre obsession du vivre-ensemble et désillusions du modèle d’intégration français.
Dans son livre, Rue Jean-Pierre Timbaud, Géraldine Smith revient sur ses vingt années passées dans le quartier de Belleville à Paris pour tenter d’expliquer ses désillusions et l’échec du ‘’modèle d’intégration français’’ auquel elle croyait. Journaliste émigré aux Etats-Unis, elle raconte comment les attentats contre Charlie Hebdo l’ont convaincue d’écrire sur sa propre expérience. Cette chronique, racontée à la première personne, décrit avec honnêteté la métamorphose d’une rue emblématique d’un Paris mixte mais victime de ségrégation. L’influence de l’islamisme radical, les déceptions, les exils et les craintes d’habitants ponctuent le récit qui met en perspective un certain vivre-ensemble condamné à l’échec puisque mal appréhendé.
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Vous avouez avoir été « très émue » en travaillant à ce récit. Ce livre est-il le travail d’une journaliste, d’une romancière ou d’un témoin ?
Géraldine Smith : C’est le fond de mon livre : nous avons tous plusieurs identités à la fois, d’où la complexité de s’intégrer, pas seulement pour les immigrés. « Je est un autre », disait Rimbaud. « Je est une foule », ai-je découvert rue Jean-Pierre Timbaud.
Concrètement, j’ai écrit un récit, le témoignage d’une mère de famille, d’une habitante du quartier qui se trouve être journaliste. Bien sûr, ma profession et ses réflexes m’ont aidée : j’ai l’habitude d’observer et de prendre des notes. Par exemple, les mères africaines qui s’en prennent aux Asiatiques dans un conseil d’école. Ou la bérézina de l’anniversaire de Max, dans tous ses détails. Rien n’est romancé. En complément d’enquête, j’ai revu des amis perdus de vue et des jeunes que je connaissais quand ils avaient quatre ans. J’ai aussi interviewé d’autres riverains. Beaucoup m’ont émue par leur histoire, leurs mots, leur façon de raconter. Parmi eux, Lucette, bimbelotière dans la rue depuis 1941. Ou Malika, une amie marocaine, nostalgique d’une France de son enfance qu’elle idéalisait.
C’est un récit à la première personne, pourtant il y a une vraie ambition d’objectivité. Pourquoi avoir décidé de mener ce travail sous cette forme et ne pas avoir fait une enquête journalistique plus classique en extirpant votre vécu ?
Avec ou sans « je », on peut être de mauvaise foi. Mon but était d’être radicalement honnête, aussi sincère que je puisse l’être. En plus, l’emploi du « je » m’a libérée de toute prétention à vouloir expliquer globalement ce qui se passe aujourd’hui en France. Chaque école – sociologue, politologue, démographe – a ses certitudes, ses schémas explicatifs. Moi, je suis partie d’une question qui me minait depuis que je m’étais installée en famille dans un coin de Paris qui semblait incarner l’avenir d’une France ouverte et mélangée. Pourquoi ai-je fini par m’y sentir si mal à l’aise que j’étais contente d’en partir ? En l’absence d’une réponse satisfaisante, j’ai cherché le diable dans les détails de la vie quotidienne.
Avec du recul, pensez-vous être parvenue à raconter ‘’cet échec du modèle d’intégration français’’ ? Qu’est ce qui peut être universel dans votre vécu et dans votre expérience ?
L’universel, je ne connais pas ! Je raconte mon expérience de cet échec mais je crois que beaucoup de gens s’y retrouveront, par exemple dans le dilemme que l’on ressent au moment où l’on se débrouille pour déroger à la carte scolaire ou pour mettre ses enfants dans le privé ; ou dans le malaise pour une femme de se promener en short dans un »coin musulman », par exemple à Belleville, tout en s’interdisant d’avouer sa gêne d’être gênée… La tolérance masque souvent une forme d’indifférence, ou de démission. Le haut de la rue Jean-Pierre Timbaud n’est un coin sympa où l’on va boire un verre entre potes que pour ceux qui refusent de voir que l’islam radical y a pris le pouvoir, chassant y compris des musulmans modérés ; pour ceux qui ne veulent pas voir que la mixité sociale du quartier est une façade. Je raconte mon rendez-vous avec Kader, 20 ans, que j’attendais dans un bar branché devant lequel il passe tous les jours, quasiment depuis sa naissance. Il n’y était jamais entré et n’osait pas pousser la porte.
‘’Le souvenir d’un vivre-ensemble entre le métro Couronnes et la rue Saint-Maur (…) des souvenirs fragiles et ambigus qui risquent de s’abîmer dans l’ »après-coup ». On décèle une sorte d’amertume. Ce livre est-il une manière d’enterrer ses rêves et ses anciennes valeurs ? Ou justement un moyen pour ne pas que ces souvenirs s’abîment dans l’après coup ?
Pas d’amertume. Si mes rêves n’étaient que des baudruches gonflées à l’air chaud, autant le savoir. Du regret, oui. J’aurais préféré que mes rêves ne soient pas des illusions. Mais ça n’empêche pas de repartir sur de nouvelles bases plus saines, plus réalistes aussi. Il y a 15 ans, quand le boulanger intégriste servait avant moi les hommes qui faisaient la queue derrière moi, je faisais mine de ne pas avoir remarqué. Quand le préposé aux saucisses de la kermesse envoyait paître un parent demandant une merguez Halal avec un : « Oh ! Mais on est en France ici ! », je faisais comme si de rien n’était. Pourquoi ? Ce livre répond aussi à cette interrogation.
Pourquoi était-il si important pour vous de croire à la réussite de ce creuset cosmopolite, à cette mixité sociale et culturelle ?
Pour la même raison pour laquelle, quand on est jeune, c’est-à-dire sans expérience, on croit que l’Onu est forcément meilleure qu’un gouvernement national. Puis, on se rend compte que l’Onu n’est qu’une grande bureaucratie élue par personne. Bref, j’ai mis du temps à me rendre compte, notamment à travers ma propre expérience aux Etats-Unis, qu’un migrant n’est pas un être abstrait, en quelque sorte la plus petite unité des droits humains, mais une personne avec sa langue, sa culture, ses croyances, ses préjugés aussi. Donc, il faut repenser le « creuset ».
La diversité, dans toutes ces dimensions, est une source mutuelle d’enrichissement, j’en suis convaincue. Tout le monde ne partage pas mon sentiment, et je comprend cette peur que certains ont de se perdre en s’ouvrant aux autres. Mais voilà, ce n’est pas comme si il y avait un choix. La France est aujourd’hui peuplée de citoyens français de toutes confessions, de « souche ou d’origines », qui se côtoient avec leurs différences, et qui n’ont pas forcément envie de se couler dans un moule identique. « A Rome fais comme les Romains ! », dit-on. Soit. Mais le petit Bilel est désormais aussi Romain que le petit Edgar ! Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’apprendre à vivre ensemble.
Or, ce n’est pas facile. Je vous donne un exemple tout simple : en 7 ans à l’école de la rue Jean-Pierre Timbaud, les enfants ne sont pas partis une seule fois en voyage avec leur classe. Au dernier moment, tous les ans, le voyage dont la classe avait rêvé toute l année était annulé, parce qu’une majorité de parents refusait de laisser leurs filles voyager avec les garçons. Résultat, une occasion idéale de mieux se connaître, de partager quelque chose, éliminée. C’est ça la vie ordinaire ! Alors oui, je pensais que ce serait simple de faire abstraction des différences, qu’il suffisait de le vouloir et je me suis trompée. Ce n’est pas une raison pour renoncer.
Si la mixité sociale est impossible, est-ce à cause de l’identité ?
La mixité sociale n’est pas impossible, à condition de ne pas l’imaginer comme un interrupteur qui allume ou éteint. C’est quand la mixité est figée, soit comme un absolu ou un interdit, qu’elle échoue. En ce sens elle est en effet liée aux identités – au pluriel – qui, elles aussi, sont forcément fluides. On n’a pas « son » identité dans la poche, une fois pour toutes. Elle change tout le temps, parfois presque imperceptiblement, parfois très vite. Les gens que j’ai croisés ne sont pas quelque chose une fois pour toutes. C’est comme moi en quittant la France et en arrivant aux Etats-Unis. Alors, si c’est effectivement ainsi, le « modèle républicain » ici, ou la foi en la Constitution en Amérique, ne doivent pas renvoyer à des identités prescrites, à prendre ou à laisser. Ce sont des modes d’emploi pour négocier, collectivement, les fluidités des identités individuelles.
Est-il possible de comparer brièvement votre expérience aux Etats-Unis et celle en France ?
Ce qui m’a le plus frappé, c’est la centralité de « la race » dans la société américaine. Je n’employais jamais ce mot et, comme on sait, il ne correspond à rien scientifiquement. Et soudain, sur chaque formulaire, il me fallait indiquer que j’étais « white » ou « caucasian » ! Mais, au moins, il m’a fait comprendre que notre alpha et oméga à nous Français, c’est à dire le statut socio-économique, « la classe », est tout aussi réducteur de la « foule » identitaire qu’est chacun d’entre nous. Donc, je pense que le pluralisme vécu, le mélange plus heureux, attend encore la pensée et le langage dans lequel il peut s’exprimer.
Propos recueillis par Hélène Gully
Edité par les éditions stock, Rue Jean-Pierre Timbaud, sera disponible dès le 27 avril.
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