L’écrivain et cinéaste allemand Alexander Kluge livre le premier tome d’une entreprise encyclopédique : chroniquer les sortilèges du monde, glaner les invraisemblances du réel par tous les moyens enchevêtrés de la littérature. Un chef-d’œuvre monstre.
Chronique des sentiments d’Alexander Kluge est le premier tome d’une série qui en comportera cinq. C’est un livre de poids (1,5 kg sur la balance de ménage) et de grande largeur (1 136 pages).
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Mais cette monumentalité ne doit surtout pas intimider. Lourd sans lourdeurs, long sans longueurs, Chronique des sentiments, traduit de l’allemand sous le magistère de Vincent Pauval, est un chef-d’œuvre à glisser d’urgence dans sa bibliothèque idéale.
Un labyrinthe d’images
Un livre-monstre tant son encyclopédisme protéiforme inquiète nos habitudes : sept longs chapitres, certes numérotés assez logiquement de 1 à 7, mais comme démembrés en une foultitude de sections, appendices, scolies, notes, à dimension variable (de quelques lignes à plusieurs pages), ou, encore plus déroutant, tout un labyrinthe d’images légendées (cartes de géographie, gravures, photographies, illustrations extraites de magazines de faits divers), qui s’immiscent entre les pages et les brouillent, comme un rappel, caillou dans la lecture, qu’Alexander Kluge est non seulement un écrivain intarissable mais aussi un cinéaste innombrable.
Né en 1932, il fut assistant de Fritz Lang sur un de ses derniers films (Le Tombeau hindou, 1959), compagnon de route du nouveau cinéma allemand des années 1960-1970 et réalisateur d’une palanquée de fictions et documentaires.
Métamorphoses soudaines
Il y a deux manières d’amadouer cette prolifération : la façon métaphorique qui, vue l’intensité du déluge, incite à tirer le livre du côté d’un phénomène naturel de grande amplitude : océan, fleuve, ciel, galaxie. Une nature sujette comme toute nature à des métamorphoses soudaines et spectaculaires : inondation, raz de marée, éruption, tremblement de terre ou cataclysme cosmique.
Une autre tentative de domestication consiste à hisser l’œuvre de Kluge sur les épaules de quelques géants certifiés. Des géants majoritairement allemands – de Novalis à Habermas pour le dire vite –, qui, bien que le nationalisme ne soit pas la passion de Kluge, signent à coup sûr la “deutschité” de son livre.
Poule ou couteau
Kluge reprend et expose à sa fenêtre les modernités d’Adorno, Walter Benjamin, Aby Warburg ou W. G. Sebald, telles des bulles de pensée s’extirpant des épouvantes successives qui ont envasé l’histoire de l’Allemagne au XXe siècle.
Reste que métaphorisée ou indexée, la singularité du livre résiste. Nous voilà donc, poule ou couteau (on choisira son camp selon l’humeur du moment), dans un état de sidération joyeuse, hypnotisés par cette profusion à dormir debout.
Jolis petits coquillages
Kluge est un conteur en effet, auteur, dit-il, d’“un inventaire en vue du XXIe siècle” qui, tel un glanage à la diable, collectionne aussi bien les jolis petits coquillages de l’insignifiance que les grosses caillasses du maxisignifiant.
Dans cet almanach de curiosités, quel rapport y a-t-il entre l’étrange affaire du sperme congelé de Nietzsche et l’offensive des troupes nazies sur le front russe à l’hiver 1942 ?
Les biches ne regardent jamais vers le haut
Quel rapport entre une mouche manquant se noyer dans un verre de Pernod et Goethe lorgnant sur une mineure ? Entre une anecdote autobiographique (de quoi Kluge est-il le nom ?) et le fait zoologique que les biches ne regardent jamais vers le haut ? Entre le projet de vie de Kleist (à se flinguer) et la capacité d’un certain Wilfried D. Potter d’arrêter deux avions au décollage par la seule force de ses muscles ?
Quel rapport, vraiment, entre le punch frais du vendredi soir et la révélation que le général prussien Gebhard von Blücher (1742-1819), vainqueur de Napoléon à Waterloo, était probablement une femme ?
Hors piste
De rapport, aucun, sinon le rapport, justement, une mise en regard sans aucun point de vue dominant, un réseau des réseaux, telle une illustration de l’hétérotopie chère à Foucault : faire pousser dans le même jardin mental des espèces qui n’ont a priori rien à se dire, inventer une jungle des délices.
Au détour d’une de ses nombreuses randonnées hors piste, Kluge fait état de la pratique dite des shoddy, consistant dans l’Angleterre du XIXe siècle à récupérer des guenilles pour les recycler en nouvelles fibres propres à la fabrication d’uniformes et de vêtements de travail. Et Kluge de préciser, à sa façon sautillante, que “la tenue de sortie de Woyzeck, dans le drame de Georg Büchner, est en shoddy”.
Imaginaire des sentiments
A l’aune de cet art de l’enchevêtrement, Kluge est un ravaudeur d’histoires, qui s’autorise tous les culots : celui de prêcher le vrai pour savoir le faux ou celui, non négligeable, d’être passionnément hilarant.
Enfant aux sortilèges à l’écoute des invraisemblances du réel, Alexander Kluge tisse sa toile, à la fois solide et trouée. A charge pour nous d’y mêler nos propres fils, ceux d’un imaginaire des sentiments.
”Klugisé”
Démonstration intime : lorsque le lecteur tourna la 1136e et ultime page de Chronique des sentiments, il lui vint, comme”klugisé” par le livre, qu’il y avait bien un rapport entre les branches d’un arbre toquant par un soir de tempête à la fenêtre de sa chambrette et, grimpant l’escalier comme un fumet délicieux, quelques notes d’une mélopée tzigane qu’au rez-de-chaussée de la maison diffusait un lecteur de CD fantôme.
La preuve : les branches de l’arbre dansaient en cadence et ses feuilles applaudissaient.
Chronique des sentiments. Livre I – Histoires de base (P.O.L), traduit de l’allemand sous la direction de Vincent Pauval, 1 136 pages, 30 €
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