Prince Rogers Nelson est mort le 21 avril à l’âge de 57 ans. Multi-instrumentiste aux identités mouvantes, transgressif et mystique, le Kid de Minneapolis a marqué l’histoire de la musique en accouplant great black music, funk, glam, electro, soul et pop-rock.
Parce que ce jour-là trois rockeurs au sommet de leur gloire – Buddy Holly, The Big Bopper et Ritchie Valens – périssaient dans le crash de leur avion, on a baptisé le 3 février 1959 “le jour où la musique est morte”. Alors, que dire de cette année 2016 où, à quelques semaines d’intervalle, viennent d’être fauchés deux artistes fondamentaux du demi-siècle écoulé, David Bowie et Prince ?
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Certes, ni Bowie ni Prince n’occupaient encore la place, celle d’alchimiste du son et de perturbateur du signe, qui fut la leur, en particulier au cours des années 1970 pour le premier, de la décennie suivante pour le second. Leurs heures de gloire ont sonné il y a longtemps.
Bowie et Prince, révolutionnaires du style
Sauf que depuis cet apogée, personne ne s’est montré en mesure d’amoindrir leur prestige, de faire pâlir leur étoile, de contester la part d’invention qu’ils ont portée, ni de faire oublier ce rôle de révolutionnaire du style qu’ils assumèrent l’un et l’autre distinctement. Personne.
Si bien que leur disparition comporte cette singularité de n’ouvrir sur aucune succession. Aucune. De l’héritage de Prince et de Bowie, ne se partagent que des miettes et rien d’autre. Il y a tant de similarités entre eux, des changements d’humeur musicale aux changements de costume, que l’on pourrait en jouer avec délice, dans des correspondances infinies, d’édifiantes complémentarités.
Une star “bigger than life”
La dernière en date, la plus troublante peut-être, c’est qu’ils sont morts dans l’exercice même de leur activité créatrice, Bowie deux jours après le lancement de Black Star, ultime et prémonitoire album, et Prince dans son studio de Paisley Park à Minneapolis. Emportant avec eux les derniers vestiges d’un âge d’or, celui des musiques et des danses conquérantes, des hits imparables et crossover, des règnes baroques pour stars bigger than life, pour divas chamarrées aux caprices bizarres (pour Prince, le must sera dans les années 1990 de biffer son nom d’artiste et de le remplacer par un symbole).
N’auraient-ils été que musiciens, on n’en ferait sans doute pas toute une histoire. Mais ils furent bien plus, à la fois maîtres de divertissement, fantasmes à jouir et trublions. Avec eux, les lignes ont bougé comme rarement. Pour Bowie, la valse des identités suit la mobilité des approvisionnements sonores, un coup glam, un autre funky, un troisième electro… Mais à chaque fois, c’est un coup d’avance.
L’alpha et l’oméga de la musique noire américaine moderne
Avec Prince, la transgression se passe autrement car chargée d’une histoire bien plus lourde. Lourde comme une croix à porter et chargée d’une responsabilité à laquelle son vis-à-vis blondinet n’est pas tenu. Graphiquement, ça pourrait donner ceci : la trajectoire de Bowie se fait à l’horizontale, celle de Prince à la verticale. Raison pour laquelle ils ne seront jamais en concurrence, à la différence de Michael Jackson.
Au contraire, Bowie et Prince associés forment une croix, celle d’un salut de fortune dans un monde qui s’effondre. Prophètes à la petite semaine peut-être, mais chefs d’orchestre dont les baguettes dirigent une œuvre qui finalement vaut bien des rédemptions.
https://youtu.be/I30fIm0XiqE
The Cross (la croix), c’est justement l’un des morceaux qui clôt Sign O’ the Times, le double album qui, si la discographie de Prince était une cathédrale, prendrait la place du chœur. Paru en 1987, époque où le sida (“a big disease with a little name”) et le crack font des ravages dans toutes les paroisses, où la fête tire à sa fin et où, dans le pressentiment des désastres à venir, le religieux reprend quelques droits, Sign O’ the Times réalise comme aucune autre de ses œuvres le projet musical princier : parvenir à atteindre l’alpha et l’oméga de la musique noire américaine moderne et rendre au sexe sa part de divinité.
Se faire une place là où il n’y en a plus une de libre
Le défi insensé que Prince Rogers Nelson, 55 kilos tout habillé sur le ring pour 1 m 60, se lance à lui-même depuis le début, c’est se faire une place sous les spotlights là où justement il n’y en a plus une de libre. Car, avant lui, il y a eu Little Richard, Jimi Hendrix, James Brown, Sly Stone et Marvin Gaye. Et aussi les Beatles, les Rolling Stones et… David Bowie. Soit le quadrillage le plus inextricable pour un musicien de sa génération.
Quand il débarque à la fin des années 1970, avec l’album For You, une voix de fausset et des chansons dont il ressort une maladresse dans la construction doublée d’une timidité dans l’expression, beaucoup passent leur chemin et ceux qui lui prêtent attention pouffent.
Dans la jungle des musiques urbaines
C’est l’époque où entre l’incendie du disco qui ravage toutes les pistes de danse sans exception, le souffle des grands fauves de la soul et du rock noir qui s’éternisent, et les premiers balbutiements du rap, il faut un culot monstre pour se risquer dans la jungle des musiques urbaines.
Sauf qu’après un autre album (Prince) aussi peu remarqué que le précédent, le Mowgli de Minneapolis commence à muscler sérieusement sa musique et son image. Avec le slip de cuir échancré porté sous une vareuse de soldat d’opérette pour la pochette de Dirty Mind nous est délivré en 1980 le véritable bulletin de naissance du phénomène.
https://youtu.be/tZ63tZO7_yM
Provocatrice et même vulgaire, cette image d’un éphèbe moustachu saisie dans un lieu louche, évoquant un backroom gay autant qu’une loge de chippendales, recrute auprès d’un public indifférencié dans une époque où tous les plaisirs semblent permis et les tabous remisés.
Funk electro et pop presque blanche
Quant à la musique, elle lui permet d’échafauder une identité tout aussi hybride où cohabitent le funk electro de Head et la pop presque blanche de When You Were Mine. Sur cet album, comme sur les deux précédents, Prince compose, arrange, produit, chante et joue tous les instruments. Ce qui en dit long sur ses capacités musicales comme sur son goût pour l’omnipotence.
Autre point d’ancrage, et non des moindres, cette manie de faire de ses concerts des lieux où se croisent des antinomies outrées. Comme par exemple chanter les joies de la fellation (Head) après s’être mis en cercle avec ses musiciens pour prier Dieu de leur accorder son pardon.
https://youtu.be/t-vfF9NPAQE
On lui doit aussi cette prouesse d’avoir, à la fin de Darling Nikki (portrait d’une nymphomane qui débute par “Je l’ai rencontrée dans un hall d’hôtel en train de se masturber en feuilletant un magazine”), enregistré à l’envers cette annonce messianique : “Je sais que mon Seigneur arrive, qu’Il arrive bientôt…”
Beaucoup sera pardonné à ce faune érotomane
Bien plus tard, histoire de montrer qu’il a de la suite dans les idées tordues, Prince posera pour la pochette d’un album intitulé Come (“Jouis”) devant la Sagrada Família, cathédrale barcelonaise signée Gaudí aux multiples aiguilles dressées comme autant d’élans célestes.
https://youtu.be/F8BMm6Jn6oU
Or, à l’évidence, beaucoup sera pardonné à ce faune érotomane. Car la flèche du succès qui le frôle avec Controversy (1981) puis 1999 (1982) finira par l’atteindre en plein cœur avec la sortie de Purple Rain, bande originale d’un film dont il est la vedette et dont le ton léger de comédie de badinage évoque de manière plus ou moins fidèle une histoire bien plus sérieuse : la sienne.
Une enfance passée dans une banlieue de Minneapolis
L’histoire, assez banale, d’une enfance passée dans une banlieue de Minneapolis, ballottée entre plusieurs foyers. Son père a quitté la maison quand il avait 7 ans, laissant derrière lui un piano sur lequel Prince joue ses premières notes avant de faire de l’instrument une extension de lui-même.
Sa mère, dépassée, le confie à une sœur qui s’empresse de s’en débarrasser. Recueilli par Bernadette Anderson, mère de son ami André, Prince ado forme ses premiers groupes (Champagne et Grand Central) dans le garage de celle-ci et choisit André comme bassiste. Autre ami, Morris Day est promu batteur avant de devenir le chanteur de The Time.
Minneapolis, l’un des vergers féconds de la musique des années 1980
De ce noyau va bourgeonner la pépinière qui fera de Minneapolis l’un des vergers féconds de la musique des années 1980 et le fond de catalogue du label Paisley Park qu’il crée après le succès de Purple Rain, accueillant son propre groupe The Revolution mais aussi The Time ainsi qu’une vitrine de gadgets electro funk plus ou moins divertissants (Klymax, Vanity 6, Madhouse, Mazarati, The Family).
Prince contrôle l’ensemble de manière absolutiste, compose, interprète (parfois sous le pseudonyme de Jamie Starr), réalise et produit les disques vite redondants. Faute de succès commercial, Paisley Park ne devient pas un autre Tamla Motown mais au moins Prince y cumule tous les rôles à la fois.
Son autre source inspiration reste la Family Stone, le groupe de Sly Stone qui dans le San Francisco du milieu des années 1960, où explose le mouvement hippie, se piquait d’ignorer les barrières de genre et de race. Avec The Revolution, dans lequel figurent musiciens blancs et noirs, mâles et femelles (Wendy Melvoin et Lisa Coleman, puis Sheila E.), Prince ne fera que rejoindre cette utopie “color blind” et transgenre.
La synthèse la plus aboutie d’un demi-siècle de musique noire
Il s’émancipera aussi de l’opposition tradition/modernité, à l’instar d’un Jimi Hendrix dont il intégrera partiellement le jeu pyrotechnique à la guitare. De sorte qu’en quelques années et une poignée d’albums, il réalise la synthèse la plus aboutie d’un demi-siècle de musique noire embrassant plus de genres qu’aucun autre musicien ou groupe ne l’a jamais fait. Gospel, soul, blues, rock, funk. Mais aussi house, techno et rap.
https://youtu.be/NHTuMUbe7Z4
Par exemple, avec Housequake de l’album Sign O’ the Times, il chante à la manière d’un Little Richard sur une syncope funk à la James Brown accouplée à une boucle deep house millésimée Chicago 90’s et malmenée par un flow rap pur Bronx mettant ainsi un véritable ovni en orbite.
Il groove comme James, joue comme Jimi, orchestre comme Duke
Il groove et danse comme James, joue de la guitare comme Jimi, orchestre comme Duke des disques sur lesquels il joue de tous les instruments et chante dans tous les registres, aussi à l’aise dans la tonalité aiguë que dans la basse, comme s’il était les Temptations à lui seul !
Enfin, en adoptant, dès Purple Rain et Parade, la LinnDrum et le Fairlight, il rénove la maison funk comme Stevie Wonder l’a osé dix ans plus tôt en introduisant le synthé sur Superstition. Seule manque à sa panoplie la touche sociale et politique d’un Marvin Gaye ou d’un Curtis Mayfield. Pas de What’s Going on ou de Back to the World dans sa discographie, hormis peut-être la chanson Sign O’ the Times.
Du côté des Beatles et de Joni Mitchell
Mais, au fond, l’empreinte de Prince n’aurait pas été aussi exceptionnelle si, en plus d’un balayage intégral des genres noirs, il ne s’était également acquitté d’une pop élaborée et fleurie à la Sgt Pepper’s…, philosophie peace & love comprise, sur l’album Around the World in a Day.
https://youtu.be/rA9fSIL7a8Q
Ou s’il n’avait pas couché avec une rare élégance son admiration pour le songwriting de Joni Mitchell dans les irréprochables The Ballad of Dorothy Parker et Sometimes It Snows in April. Orfèvre des étincelants bijoux mélodiques que sont Little Red Corvette, Pop Life, When Doves Cry ou I Could Never Take the Place of Your Man, on trouve décidément de tout dans ses disques et toujours avec le bon dosage.
https://youtu.be/JwGebgi30gc
Des shows millimétrés, des afters épiques dans des clubs
Mais que n’a-t-on puisé dans ses concerts ? Ses passages parisiens, ceux donnés à la faveur des tournées de Sign O’ the Times ou Lovesexy, comptent parmi les nuits les plus inoubliables qu’ait connues la capitale, portant la tradition Broadway au firmament de la démesure rock. En attestent certains enregistrements illicites et surtout les DVD édités depuis.
https://youtu.be/0moA0YBF7wQ
Par contre, il n’y a que la mémoire de ces poignées d’heureux qui y assistèrent pour témoigner de ces afters épiques donnés dans les clubs comme le New Morning ou au Bataclan et ce, jusqu’au lever du jour, où il faisait feu de tout bois, blues, jazz et chansons, affamé de musique, ivre de ces fusions qu’il poussait dans leurs derniers retranchements.
Débarrassé de la perfection des shows millimétrés donnés plus tôt, on découvrait là un Prince encore plus vrai, un musicien encore plus libre mais surtout plus humain, suant et se plantant parfois (rarement), loin des images surléchées des magazines et des productions hypercalibrées.
On serait aujourd’hui bien mesquin de lui en vouloir d’avoir troqué son titre princier pour ce symbole qui hésite entre la croix chrétienne et le ankh égyptien, synonyme de vie éternelle même si la séquence qui s’en suivit fut moins décisive. Comme Bowie, Prince a conservé la main pendant une décennie, ouvert plus de possibilités musicales que la majorité de ses congénères, et donné à son époque cette touche de majesté qui manque si cruellement à la nôtre.
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