C’était le début des années 90, sur lequel s’échouaient les dernières écumes de la décennie passée. Les carrières de Steve Martin, Eddie Murphy, Chevy Chase s’essoufflaient. La vieille comédie parodique autrefois triomphante (la série des Y a-t-il…?) dégénérait en avatars (jusqu’à la série Scary Movie). Lorsqu’un afflux de gandins talentueux s’insinua dans le système. Alors, […]
C’était le début des années 90, sur lequel s’échouaient les dernières écumes de la décennie passée. Les carrières de Steve Martin, Eddie Murphy, Chevy Chase s’essoufflaient. La vieille comédie parodique autrefois triomphante (la série des Y a-t-il…?) dégénérait en avatars (jusqu’à la série Scary Movie). Lorsqu’un afflux de gandins talentueux s’insinua dans le système. Alors, la comédie a viré tout à la fois inquiète et mélancolique, oscillant sans cesse entre le surrégime, extrême tension du burlesque, et la dépression, ou la défaillance. La gestuelle de l’acteur releva dès lors aussi bien de l’efficience comique que de sa panne – imprimés à l’image, un manque, une absence, un déficit d’emprise sur l’action. Les films s’ombrèrent d’une fragilité qui se révélait pleinement à l’écran, en envers émouvant de leur rendement. Et le rire américain est devenu autre, il s’est fait plus freak.
1994 : deux frères de Rhode Island, Peter et Bobby Farrelly, signaient avec Dumb and Dumber un tonitruant premier film, bête et gentil, terriblement drôle et touchant, qui, en marge des succès la même année de The Mask et Ace Ventura, asseyait la néostar Jim Carrey en corps le plus versatile qu’ait connu la comédie américaine depuis Jerry Lewis. Deux ans plus tard, le même Carrey tournait dans le second long métrage d’un jeune acteur-réalisateur, Ben Stiller, fraîchement débarqué à Hollywood après une carrière de comique télévisuel, avec dans ses valises le producteur et scénariste Judd Apatow. Dans les profondeurs du générique de Disjoncté, on pouvait également croiser le nom de Jack Black, et surtout celui d’Owen Wilson, alors homme d’un unique film sorti quelques mois plus tôt, le formidable Bottle Rocket, qu’il avait interprété et co-écrit – et à la réalisation duquel se révélait l’élégance pop d’un jeune inconnu du nom de Wes Anderson.
Ces forces rénovatrices s’agrégèrent en quatre foyers, quatre familles perméables les unes aux autres qui, toutes, avec des outils dissemblables, dialoguent et creusent depuis lors un même sillon. Les meilleures comédies d’aujourd’hui se font ainsi en bandes. Celles de trois cinéastes et leur tribu d’acteurs – Wes Anderson, les frères Farrelly, Judd Apatow –, celle aussi et surtout que l’on désigne depuis quelques années comme le “Frat-pack”, clique prodigieuse où voisinent Ben Stiller, Owen et Luke Wilson, Vince Vaughn, Will Ferrell, Jack Black et Steve Carell, acteurs presque tous issus de l’inusable show de NBC, le Saturday Night Live.
Plus encore que les cinéastes, leurs corps ont colporté cet insensé souffle de renouveau de la comédie américaine, son inépuisable inventivité, sa drôlerie et sa mélancolie sourde, jusqu’en des lieux climatisés du cinéma hollywoodien longtemps demeurés hermétiques à tout geste burlesque neuf.
Par cela, et par une foule de remarquables films “sans cinéaste”, se trouve mise à mal plus que jamais le modèle d’un réalisateur roi, identifié comme tel et dépositaire de toutes les puissances de l’œuvre. A qui prêter les mérites de ces films qui semblent n’exister que par le trouble engendré par un corps, la qualité d’une écriture, le raffinement d’une idée conceptuelle ? Génie du système, génie de l’acteur, génie du scénariste ? En guise d’éléments de réponse, cartographie parcellaire du rire le plus contemporain en quinze figures qui composent aujourd’hui l’écheveau fascinant de la comédie américaine.
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Wes Anderson – réalisateur
De tous les cinéastes affairés aujourd’hui dans le genre de la comédie à Hollywood, il est le plus arty, le plus célébré, le seul sans doute à qui nul n’envisagerait de contester le titre d’auteur. Ce que les Farrelly, Apatow et autres Stiller fomentent dans un champ mainstream, lui le porte dans les festivals, à Berlin ou à Venise. En une poignée de longs métrages – le cinquième, The Darjeeling Limited arrive dans nos salles en mars prochain –, Anderson a imposé un style et une manière de comédies fondées sur l’imbrication de petits dispositifs bricolo-pop, fragiles mais d’une exactitude millimétrée, ancrées dans une généalogie cinéphile par le casting (Seymour Hoffman, Anjelica Huston) mais traversées par les images les plus contemporaines, invariablement enracinées en de douloureux récits de familles en recomposition mais empreintes toujours d’une délicieuse excentricité.
Son chef-d’œuvre > La Vie aquatique
Jon Heder – acteur
Le rôle-titre du séduisant premier film de Jared Hess (Napoleon Dynamite), son port du justaucorps dans Les Rois du Patin et quelques apparitions dans d’exécrables comédies dont il produisait le seul éclat (L’Ecole des dragueurs) font de lui l’archétype actuel d’une tendance lourde de la comédie américaine, la figure du grand dadais filiforme – de Jay Barruchel (En cloque mode d’emploi et le prochain Ben Stiller, Tropic Thunder) à Joel Moore (Dodgeball). Trop maigre et sec pour être perméable à l’action, trop longiligne pour se placer à sa juste hauteur, trop distrait pour y prendre part, ce burlesque de corps Coton-Tige gagne au décalage et brille surtout par ses qualités d’absence.
Son chef-d’œuvre > Napoleon Dynamite de Jared Hess
Jack Black – acteur
Pour toutes les couches de l’industrie, il est depuis quelques années l’amuseur musicien et pas autre chose : même exporté (pour le pire) en terre mélodramatique dans The Holiday, il joue les compositeurs – cette fois de musique de films. Peu d’écart à vrai dire, entre ce que Jack Black est à la scène avec son groupe Tenacious D et ce qu’il incarne à l’écran, juste une affaire de proportions qui s’inversent. Ici, un spectacle light-rock strié de tics hérités du stand-up et d’imagerie cinématographique, là un personnage prêt à filmer de rocker geek, rondeur animée par la grimace, auquel Jack Black n’échappe plus que trop rarement, par la grâce d’une rencontre, avec les Farrelly, ou un autre acteur de sa trempe, moins paresseux que lui.
Son chef-d’œuvre > L’amour extra-large de Peter & Bobby Farrelly
Bobby et Peter Farrelly – réalisateurs, producteurs
“Travailler entre frères a pour principal mérite de permettre de faire plus exactement ce que l’on veut. Tandis que l’un met en œuvre telle idée, l’autre convainc le studio que c’est la meilleure chose à faire.” C’est ainsi que les frères Farrelly affirment avoir pu tracer en fratrie un sillon auteuriste parmi les plus affirmés du cinéma hollywoodien mainstream contemporain. Depuis Dumb & Dumber, leur œuvre entrelace le bathroom humor et une extrême sensibilité attachée à la bizarrerie (des corps, de l’Amérique profonde…), pourtant jamais filmée comme telle. Au fil de ce déroulé hétéroclite de monstruosités, les frères s’employèrent à ausculter également la leur propre.
Leur chef-d’œuvre > Deux en un
Will Ferrell – acteur, scénariste
Il partage avec Jack Black le paradoxe d’être l’un des acteurs de la bande dont la carrière est la plus diversifiée, en même temps que l’un de ceux aussi qui colportent avec le moins d’aisance son talent hors les films estampillés Frat Pack – voir à cet égard son horripilante prestation dans Ma sorcière bien aimée, ou sa triste fadeur chez Woody Allen dans Melinda et Melinda. Ce talent qui peine à se déterritorialiser, considérable, ne resplendit jamais tant que lorsque Ferrell l’emploie à mimer la vulgarité, la bêtise ou une absurde extravagance, qu’il joue les pilotes de course (Talladega Nights), les présentateurs télé texans (La Légende de Ron Burgundy), ou quelque génie du mal travesti en styliste (Zoolander)…
Son chef-d’œuvre > La Légende de Ron Burgundy d’Adam McKay
Steve Carell – acteur, scénariste
Dernier arrivé au sein du Frat Pack, Carell a longtemps semblé promis à un parcours d’éternel second rôle, recalé au profit de Will Ferrell par le Saturday Night Live, puis cloîtré dans les emplois subalternes une fois passé acteur. Il fallut attendre le formidable 40 ans, toujours puceau de Judd Apatow pour que se révèle à tous la puissance intranquille de son burlesque inquiet et embarrassé, et que s’ouvre à lui la voie des têtes d’affiche.
Son chef-d’œuvre > 40 ans, toujours puceau de Judd Apatow
Bill Murray – acteur
Il demeure l’unique rescapé de la génération de comiques précédant celle des membres du Frat Pack. Officiellement, c’est lorsqu’il prit pour le compte de Sofia Coppola et Lost in Translation des airs de lamantin neurasthénique cloîtré en chambre cinq étoiles tokyoïte que Bill Murray aurait trouvé matière à réinventer sa carrière laissée en friche depuis une décennie. A ce point de vue répandu, on peut toutefois opposer que s’il fut jamais perdu pour le cinéma, c’est les frères Farrelly d’abord (avec Kingpin en 1996) puis surtout Wes Anderson (Rushmore, 1999, puis La Famille Tenenbaum et La Vie aquatique) qui travaillèrent à le mettre en conformité avec le contemporain de la comédie américaine. D’un film à l’autre, Murray s’est défait de l’exubérance sarcastique de sa période Ramis/Reitman. Lui qui regardait tout de haut ne domina alors plus rien, devint cet acteur d’une beauté insensée sous l’œil d’Anderson, monolithe fatigué et laconique que plus rien ne semble pouvoir user – et que Sofia Coppola se chargea de vulgariser.
Son chef-d’œuvre > La Vie aquatique de Wes Anderson
Judd Apatow – réalisateur, producteur…
Il aura fallu un tardif passage à la réalisation avec 40 ans, toujours puceau puis En cloque, mode d’emploi pour que se révèle enfin massivement l’un des géants du rire contemporain dont était demeurée jusque-là trop secrète la carrière au cinéma – d’innombrables productions, de Disjoncté de Ben Stiller à Braqueurs amateurs de Dean Parisot – et à la télévision – cocréateur et scénariste du Ben Stiller Show, il fut aussi le maître d’œuvre de deux séries télé dont une sublime série teen, Freaks & Geeks. D’un projet à l’autre, Apatow a façonné autour de lui une constellation d’acteurs, souvent également scénaristes et/ou producteurs, qui disséminent ses préoccupations en leurs propres œuvres ; un univers réaliste et mélancolique, peuplé d’adultes encore chevillés à une certaine enfance, et d’adolescents déjà irrépressiblement en partance vers un âge effrayant. Nouveau prince du box-office grâce à ses deux réalisations, il pourrait bien être également le producteur de 2008. Dans ses tiroirs l’attendent une demi-douzaine de projets aux synopsis exaltants, parmi lesquels Pineapple Express, projet écrit par Apatow lui-même et appelé à être réalisé par David Gordon Green (L’Autre Rive) dont on fait l’une de nos plus fébriles attentes de l’année à venir.
Son chef-d’œuvre > Freaks & Geeks (série TV)
Jason Schwartzman – acteur, scénariste
Bien placé sur l’arbre généalogique de la famille Coppola (le tonton s’appelle Francis Ford, la cousine Sofia, le cousin Nicolas Cage), Jason Schwartzman n’en est pas moins parvenu à tracer son sillon propre, qui croise régulièrement les œuvres de Judd Apatow (via Freaks & Geeks d’abord, puis Walk Hard, parodie de biopic à la Walk the Line, en salle l’année prochaine) et Wes Anderson (Rushmore, son premier rôle, et The Darjeeling Limited dont il est coscénariste), deux univers où se fond à la perfection son allure de lutin poupon et poilu, tiraillé entre deux âges qui l’un et l’autre lui vont à ravir.
Son chef-d’œuvre > Rushmore de Wes Anderson
Seth Rogen – acteur, scénariste…
De sarcastique ado à rouflaquettes débutant dans Freaks & Geeks (1999) en scénariste-producteur-interprète de SuperGrave (2007), passé entre-temps par une foule de rôles petits et grands, à force de polyvalence, Rogen s’est affirmé en produit le plus exemplaire de la méritocratie selon Judd Apatow – parmi les Jason Segel, Paul Rudd et autres Jonah Hill. Silhouette et voix lourdes au rire gras, toujours trop à l’aise ou pas assez, Rogen est drôle, très drôle, mais surtout émouvant comme un corps sans génie, travaillé par l’ingratitude de ses personnages tout à la fois geeks et freaks –ingratitude qui se porte chez Apatow avec une certaine noblesse.
Son chef-d’œuvre > SuperGrave de Gregg Mottola
Owen Wilson – acteur, scénariste
Bouche en cul de poule et nez cassé, expression inamovible de tranquillité au fond tapissé d’inquiétude, Owen Wilson est sans doute le plus émouvant acteur du Frat Pack. S’il semble à l’écran n’être jamais tout à fait là, c’est peut-être le fait de son omniprésence dans le paysage du rire américain, car Owen est partout : dans les films de Ben Stiller comme dans ceux des Farrelly, chez Judd Apatow (fugitivement) aussi bien que chez Wes Anderson. Les films nés de son amitié avec ce dernier – dont il fut le camarade de fac puis le coscénariste – entretiennent une étrange résonnance avec sa récente tentative de suicide. La chose semblait avoir été tant répétée à l’écran par son frère Luke et lui, notamment dans La Famille Tenenbaum, que la nouvelle, parue il y a quelques semaines, n’en sembla que plus irréelle. La comédie américaine d’aujourd’hui est dépressive, ses acteurs aussi.
Son chef-d’œuvre > La Famille Tenenbaum de Wes Anderson
Vince Vaughn – acteur, producteur
Son parcours étrange lui fait alterner d’inégales sorties de route arty (chez Gus Van Sant et Sean Penn notamment) et de purs rôles de comédie (Serial Noceurs, Dodgeball) où ravit l’épatante drôlerie de ce corps massif, pataud, trop grand, secoué par une faconde effrénée souvent en proie à la surchauffe ou, et c’est très beau, à l’épuisement. On le verra fin décembre interpréter le grand frère aigri et cynique du Père Noël dans Fred Claus (Frère Noël) de David Dobkin.
Son chef-d’œuvre > Serial Noceurs de David Dobkin
Noah Baumbach – réalisateur, scénariste
Co-scénariste de La Vie aquatique et du prochain film de Wes Anderson, il est également le réalisateur d’un joli film, Les Berkman se séparent, réalisé quelques années après trois premiers longs métrages plus mystérieux car demeurés inédits en France. Si ses préoccupations thématiques s’apparentent à celles d’Anderson, Les Berkman… témoignait d’une sensibilité et un style aigrelet qui font sa personnalité. Son cinquième long, Margot at the Wedding, avec Jack Black et Nicole Kidman, devrait paraître sur nos écrans en mars prochain.
Son chef-d’œuvre > Les Berkman se séparent
Ben Stiller – acteur, réalisateur…
Le leader du Frat Pack est le plus transformiste de la bande, tant à l’écran qu’à côté où il revêt successivement les casquettes d’acteur, de scénariste, de réalisateur et de producteur. De ses rôles à perruques (Dodgeball, Starsky & Hutch) aux comédies romantiques les plus conventionnelles (Polly et moi), il peut définir ses personnages par un froncement de sourcils ou un subit raidissement du menton. A tout rôle, même grotesque, il imprime une tension, une paranoïa, qui dans la confrontation électrise chaque parcelle de son corps, postiche ou pas. Il vient d’achever le tournage de sa quatrième réalisation, Tropic Thunder, avec Robert Downey Jr., Jack Black, Nick Nolte et Justin Theroux.
Son chef-d’œuvre > Zoolander de lui-même
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