Un accord de libre-échange entre l’Europe et les Etats-Unis, dont les négociations débuteront cet été, pourrait intégrer le cinéma et l’audiovisuel. Partout des réalisateurs protestent contre cette réforme qui menace tous les mécanismes préservant l’exception culturelle des Etats membres.
« Le cinéma européen est confronté à l’une de ses plus graves menaces. Si cet accord finit par passer, il risque de fragiliser tous les pays, toutes nos exceptions culturelles, notre identité, et même l’idée que l’on se faisait de la construction européenne ». Au téléphone depuis Montréal, où il montre sa dernière pièce de théâtre, le cinéaste Jaco Van Dormael (Mr. Nobody) ne décolère toujours pas : il a appris, le 13 mars, que la Commission européenne, sous l’impulsion du Commissaire Karel de Gucht, membre du parti libéral belge (Open VLD), a décidé d’intégrer les services audiovisuels et cinématographiques aux discussions commerciales qui devraient débuter cet été avec les Etats-Unis.
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Dans les tuyaux depuis deux ans, cet accord de libre-échange historique vise à faciliter les relations commerciales entre le vieux continent et les Etats-Unis par une série de réformes, abaissant les tarifs et quotas douaniers qui pèsent sur les marchandises ou accélérant la coopération sur des questions d’intérêt commun. Il ne devait concerner que les industries « techniques » jusqu’à ce 13 mars, donc, et cette décision inattendue de la Commission d’intégrer dans les termes de l’accord les industries culturelles. Au même titre que l’automobile, le cinéma européen dépendrait donc désormais de ces règles de libre-échange, menaçant les spécificités nationales garantes des exceptions culturelles.
Dans le cas particulier de la France, ce sont tous les mécanismes établis par le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) qui seraient remis en question : la taxe prélevée sur les billets de cinéma pour le fonds de soutien, les quotas de production de films français et européens imposés aux chaînes de télévision…Tout ce qui contribue à alimenter l’industrie du cinéma français serait peu à peu fragilisé en vertu d’une libéralisation du commerce.
« Le libre-échange exige qu’il n’y ait pas de discrimination entre les produits, qu’il n’y ait aucun favoritisme, donc vous vous doutez bien que les Etats-Unis se plaindront de notre système d’aide au cinéma. Et nos outils protégeant l’exception culturelle seraient balayés du jour au lendemain », s’inquiète le directeur du CNC, Eric Garandeau.
Une Europe en crise de sens
Jamais, depuis les accords de libre-échange de 1986 (baptisés GATS), les pays européens n’avaient donc dû faire face à une telle menace sur leurs prérogatives en matière de politique culturelle. Mais à l’époque la pression venait des Etats-Unis, qui souhaitaient élargir leur influence dans le monde ; alors que le danger viendrait maintenant de la Commission européenne elle-même selon le cinéaste et président d’Unifrance* Jean-Paul Salomé : «La réalité c’est qu’ils nous cherchent des poux depuis un moment à la Commission. Ils veulent tout unifier par le bas pour que les 27 pays membres aient une politique commune, donc ils tentent d’enrayer les systèmes d’aide trop sophistiqués et protecteurs comme celui dont bénéficie la France. Ils veulent une politique communautaire bradée.»
Pour le cinéaste Radu Mihaileanu, qui a participé à la rédaction d’une pétition de protestation mise en ligne cette semaine et déjà signée par de nombreux réalisateurs (les frères Dardenne, Pedro Almodovar, Marco Bellocchio, David Lynch…), cet accord traduit aussi un mal plus profond dans la conduite des affaires européennes :
« On voit bien que l’on se dirige vers une Europe où la culture ne serait plus une nécessité, une Europe en crise de sens et de pensée, dit-il. Considérer la culture comme une marchandise est une dérive inacceptable, et l’on va continuer à faire pression sur Barroso (le président de la Commission européenne, ndlr), pour qu’ils se décident à protéger nos cinémas ».
Dans leur lutte, les réalisateurs peuvent compter sur le soutien de gouvernements, et notamment de la France qui a fait savoir via la ministre du Commerce extérieur, Nicole Bricq, qu’elle refuserait le projet d’accord de libre-échange avec les Etats-Unis si les exceptions culturelles n’étaient pas exclues des négociations. De son côté, le commissaire responsable de ce fiasco, Karel de Gucht, cherchait lui à rassurer ce lundi en annonçant par communiqué que « L’Europe ne mettra pas en péril l’exception culturelle », tandis que son porte-parole indiquait avec ambiguïté à l’AFP qu’il s’agissait seulement « d’ouvrir des possibilités à l’avenir ». « Un jeu de dupes » selon Eric Garandeau, qui publiait, le 23 avril, avec quinze autres dirigeants de CNC européens (en Italie, Allemagne, Espagne….) une lettre appelant la Commission à exclure définitivement l’exception culturelle de l’accord sur le libre-échange.
Romain Blondeau
*Un organisme chargé de la promotion et de l’exportation du cinéma français dans le monde.
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