Vraisemblablement blessé par une grenade de désencerclement, Romain D. a passé 10 jours dans le coma. Ces armes considérées comme non létales pourraient-elles être interdites ?
Quatre jours après être sorti du coma, « Romain va mieux », se félicite son avocat, Me Hugues Bouget. Le jeune comédien de 28 ans, grièvement blessé en marge d’une manifestation contre la loi travail le 26 mai dernier, est sorti du service de soins intensifs. « Il a retrouvé l’usage de la parole mais c’est encore trop tôt pour savoir quelles seront ses séquelles », note prudemment son conseil, avant de détailler la longue liste de ses blessures : fracture du crâne avec enfoncement, hémorragie, hématome sous-dural…
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De l’événement qui l’a conduit à l’hôpital, Romain D. ne garde quasiment aucun souvenir. Ce sera donc aux deux enquêtes – l’une diligentée par la police des polices (IGPN), l’autre par le parquet de Paris – d’établir ce qu’il s’est passé ce 26 mai à 18h30, aux abords de la porte de Vincennes. Plusieurs vidéos publiées sur Internet laissent penser qu’une grenade de désencerclement serait à l’origine de ses blessures: on le voit s’effondrer quasiment instantanément après le jet. « La seule interrogation qui demeure est de savoir s’il a été blessé par l’un des projectiles contenus dans la grenade ou par le capuchon lui-même », estime son avocat. Le policier qui l’a envoyé a été longuement auditionné ce mercredi matin au siège de l’IGPN.
Arme « non létale »
Si leur rôle est avéré, ces « grenades à main de désencerclement » (GMD), également appelées « dispositif balistique de désencerclement » (DBD), pourraient-elles être interdites comme l’ont été les grenades offensives après la mort de Rémi Fraisse, en octobre 2014 à Sivens ? Le ministère de l’Intérieur refuse de se prononcer avant les conclusions de l’enquête.
Bien que classée dans la catégorie non létale, « la grenade de désencerclement n’en demeure pas moins une arme dont il convient de ne pas sous-estimer la dangerosité », rappelle une circulaire du ministère de l’Intérieur de septembre 2014. Une seconde et demi après son jet, elle disperse dans un bruit sourd – l’équivalent d’un avion au décollage – 18 galets de caoutchouc pouvant être expulsés jusqu’à 30 mètres. « C’est conçu pour provoquer de gros hématomes, pas des petits bleus », reconnaît Luc Poignant, du syndicat SGP-Unité Police. Plusieurs de ses collègues en ont eux-mêmes fait les frais, à l’instar de Julien*, CRS à Marseille, touché à la cuisse en 2014. « Le problème, c’est que lorsqu’on en lance une, ça part dans tous les sens. Et comme ça fait vraiment mal, on ne s’amuse pas à les lancer à tout va ! »
C’est bien pour cette raison que leur emploi est strictement réglementé : elles doivent être lancées à ras du sol – ce que semble faire le policier sur les vidéos – et leur usage est « conditionné aux situations où les policiers se trouveraient menacés par des groupes violents ou armés », rappelle la circulaire. Etait-ce le cas ce jour-là ? C’est ce que l’enquête devra
déterminer.
« On s’adapte à ce qu’on reçoit »
Les grenades de désencerclement ont rejoint l’arsenal policier en 2004 – Nicolas Sarkozy est alors ministre de l’Intérieur en même temps que le Taser. Selon le dernier rapport de l’IGPN, leur usage est resté stable : 455 utilisations ont été enregistrées en 2015. Mais ces chiffres pourraient connaître une inflation sans précédent en 2016. « D’ordinaire, nous nous en servons relativement rarement. Elles sont principalement réservées aux violences urbaines. Mais depuis le début du conflit sur la loi travail, on n’a pas le choix : on est pris à partie par des manifestants qui veulent en découdre », estime Philippe Capon, porte-parole d’Unsa Police. « On s’adapte à ce qu’on reçoit, poursuit Luc Poignant. Avant, c’était des œufs ou de la farine, aujourd’hui ce sont des grenades agricoles et de l’acide. »
Arié Alimi, avocat de la famille de Rémi Fraisse et de plusieurs victimes de violences policières, y voit plutôt une évolution dans la doctrine du maintien de l’ordre. « Avant, le maintien à distance était privilégié, aujourd’hui on cherche le corps-à-corps. C’est beaucoup plus offensif. » Et le « cas » Romain D. n’est pas une exception. Dès 2009, le défenseur des droits relevait dans un rapport sur « les usages des matériels de contrainte et de défense par les forces de l’ordre », plusieurs incidents. Il citait notamment le cas de « Mlle P.B », blessée à la jambe gauche lors d’une manifestation à Grenoble en 2008. Son certificat médical décrit une plaie de plus de 6 cm de diamètre et prescrit 21 jours d’ITT. « La cicatrisation a nécessité plus de six semaines », précise le rapport. L’organisation a annoncé une nouvelle enquête sur Romain D.
« En matière de sécurité, le risque zéro n’existe pas, martèle Luc Poignant. Malgré toutes les précautions que l’on prend, on ne pourra jamais faire disparaître le danger. » Pourtant, plusieurs cas sont venus appuyer les inquiétudes des organisations sur une utilisation mesurée de ces armes. En 2014, Elsa Moulin, militante écologiste, a été grièvement blessée à la main lors d’une manifestation contre le barrage de Sivens. Les forces de l’ordre chargées d’évacuer la zone ont jeté une grenade dans sa caravane. L’inspection générale de la gendarmerie a reconnu quelques mois plus tard une faute professionnelle. « Ces grenades ont un caractère létal », assène son avocat, Me Arié Alimi. Sa cliente, souffre d’une mutilation permanente de la main. « Ce sont des armes à part entière : elles contiennent un explosif. L’effet de blast, c’est-à-dire le souffle de l’explosion, peut blesser gravement, voire tuer si on est juste à côté. »
Des moyens dissuasifs indispensables
Quel que soit le résultat de l’enquête, les forces de l’ordre s’accordent sur la nécessité de garder des « moyens dissuasifs » lorsqu’un rassemblement tourne à l’émeute. « On ne va pas faire du maintien de l’ordre avec des majorettes, lance Philippe Capon. Si on nous retire les grenades, les lacrymos, le taser… On fait quoi ? » Depuis le début du conflit sur la loi travail, plus de 350 policiers et gendarmes ont été blessés, selon le ministère de l’Intérieur.
Sur le terrain, l’option du canon à eau est dans tous les esprits mais les plus hautes instances rechignent pour l’heure à l’utiliser. « L’avantage c’est qu’il maintient la foule à distance donc il n’y a pas de contact », assure Luc Poignant. Reste qu’il est bien moins malléable que les grenades : il nécessite une logistique importante et ne peut pas être utilisé dans les ruelles ou les artères étroites. « Ca doit venir en plus, pas à la place », insiste Philippe Capon. Et surtout, même pour ce type de dispositif, le risque zéro n’existe pas. « Si on le reçoit en pleine poitrine alors qu’on est cardiaque ou si le jet arrive dans votre œil, il peut y avoir des dégâts. »
*Le prénom a été changé à la demande de l’intéressé.
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