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Arrivés l’an dernier à la tête de la maison Kenzo, deux Américains autodidactes ont déjà radicalement modernisé la marque.
Le point de départ d’une collection ? Assis dans leur bureau de la maison Kenzo, rue Vivienne à Paris, Humberto Leon et Carol Lim répondent en choeur : “Une histoire.” Carol développe :
“Tout part toujours d’une conversation. On s’assoit côte à côte. On parle de ce qui se passe dans nos vies, de ce qu’on aimait dans notre enfance. Ça peut être une personne qu’on a connue, deux amis et la relation qu’ils entretiennent. On commence à explorer leur vie, leurs centres d’intérêts. De là jaillissent des éléments visuels, narratifs, qui forment un cadre.”
Pour leur première collection homme, présentée en janvier lors de la fashion week dans les ateliers RATP du XVe arrondissement de Paris, les deux Américains se sont inspirés de Steve Jobs. Pas par fétichisme du col roulé noir et du jean bleu lavasse arborés par le patron d’Apple. Elégantes, savant compromis entre imprimés patchwork, couleurs vives (orangés, bleus) et pièces fortes à la fonctionnalité épurée, les silhouettes dessinées par le duo ont imprimé l’image d’une masculinité contemporaine, d’un classicisme traversé d’un souffle pop et sportswear. Le père Steve valait ici davantage comme signe d’une capacité sans cesse renouvelée à capter l’énergie et le pouvoir de la jeunesse – précisément la mission confiée à nos deux amis chez Kenzo.
Pilotée pendant huit ans par le designer sarde et quinqua Antonio Marras, la maison créée dans les années 70 par Kenzo Takada, puis cédée à LVMH en 1993, commençait à accumuler de sérieux signes de fatigue. Synonyme de fun, d’imprimés bariolés, de multiculturalisme et d’avant-garde à ses débuts, la marque survivait surtout grâce à sa division parfum. Après de nombreuses rumeurs de cession, l’arrivée en janvier 2011 d’un nouveau pdg, Eric Marechalle (ancien de C&A) montra que Bernard Arnault laissait à la maison une chance de retrouver le chemin de la rentabilité, à l’exemple de Céline, autre marque LVMH relancée avec succès. Plutôt que de se livrer à un jeu de chaises musicales au sein du groupe, LVMH fit un choix aussi excitant que malin en allant chercher Carol et Humberto à l’été 2011.
Originaires de la banlieue de Los Angeles, âgés de 36 ans, ces deux Américains sont en effet à mille lieues du profil classique du designer haute couture. Pas de Saint Martins School, de Royal Academy d’Anvers ou de stage Dior dans leur cursus, mais une expérience solide à la tête d’Opening Ceremony, un des concept stores les plus cool et pointus du monde, qu’ils ont créé il y a dix ans à New York.
“Ils ont senti chez nous une énergie et une nouvelle façon de penser, précise Humberto. On sait vendre, acheter, on connaît les aspects design, toutes les étapes de production. On sait gérer les magasins, le website… Chez Kenzo, on nous a aussitôt associés à toutes les décisions.” Un profil qui semble désormais en passe de supplanter celui du créateur à la Saint Laurent ou Galliano, ultradoué mais peu armé pour résister aux contraintes et demandes d’un marché de plus en plus glouton et féroce. On peut aussi interpréter le choix de deux Américains comme un nouvel appétit de développement de la marque, qui n’a jamais réussi à percer sur le marché des Etats-Unis.
« On a grandi comme des enfants de centres commerciaux »
Autodidactes, ces deux diplômés de Berkeley (économie pour elle, art et études américaines pour lui) se sont construits loin de la culture mode européenne classique.
“On a tous deux grandi comme des mall kids, des enfants de centres commerciaux. Cela reste pour nous une source d’inspiration, explique Humberto. A Los Angeles, c’est vraiment une culture à part entière. Dans les années 90, chaque centre commercial avait sa spécificité : les spécialisés gothique, ceux pour les indie kids, ceux consacrés au vestiaire country, hip-hop. Ça a beaucoup changé maintenant, tout s’est homogénéisé. Ces magasins sont restés ancrés dans notre imaginaire, nous en parlons souvent avec Carol.”
Humberto, dont la mère est couturière et qui se dit obsédé par les fringues depuis qu’il est gamin, commence à y bosser chez Gap dès ses 14 ans. Cela dure dix ans, jusqu’à ce qu’il finisse Berkeley où, à 18 ans, qu’il rencontre Carol. Passionnés de mode, ils deviennent inséparables. “J’essayais surtout de faire sortir Carol de chez elle, plaisante Humberto, de l’emmener danser ou faire du shopping.”
Au milieu des années 90, avant internet, Los Angeles accède difficilement à la mode européenne. Elle passe par des revues, que le duo consomme chaque semaine, ou par la musique. “J’adorais le style de Blur, d’Oasis, se souvient Humberto. Les clips étaient très importants : on découvrait Jean Paul Gaultier avec Madonna, Thierry Mugler avec George Michael.” Ils fréquentent aussi les magasins vintage. “On trouvait un T-shirt Chanel et on s’intéressait à l’histoire de la marque”, poursuit Humberto qui concède y avoir acheté sa première pièce de créateur : une chemise Versace avec cravate intégrée.
C’est à 26 ans, lors d’un voyage à Hong Kong, qu’ils décident d’ouvrir un magasin et de lancer leur propre ligne de vêtements. Humberto bosse alors pour Burberry, Carol pour Bally.
“On a commencé à écumer les boutiques du coin, raconte Carol. A l’étranger, la sensation est toujours très différente. C’est ce que je préfère. Tu n’as pas d’automatismes, pas d’interdits. On a exploré la ville, rencontré plein de jeunes designers. On a pensé qu’il serait génial d’importer ces nouvelles créations en Amérique et de passer notre temps à voyager. Notre business s’est vraiment construit sur cette double envie : acheter et voyager.”
Quelques mois plus tard, Opening Ceremony, leur premier magasin, ouvre ses portes à Manhattan. Dans une ambiance décontractée, il mixe jeunes designers, pièces dessinées par Carol et Humberto et marques plus établies. Los Angeles (ils s’installent dans l’ancien studio de Charlie Chaplin) et Tokyo suivront. Chaque année, Opening Ceremony propose un focus sur la scène mode d’un pays, revue et sélectionnée par Carol et Humberto. “On s’est penchés sur la France l’an passé. Cette année, on aimerait retourner en Argentine. Pour nous, c’est toujours la culture qui déclenche les idées, explique Carol. On commence par aimer certains films, réalisateurs, artistes du pays concerné. La mode vient ensuite. S’il y a une effervescence artistique, la mode sera intéressante.” “Opening Ceremony a toujours représenté plus qu’un magasin, continue Carol. On est allés dans des pays qui ne savaient pas du tout exporter. Leurs créations valaient vraiment la peine, on leur a donné un coup de main. Ces créateurs sont ensuite entrés en relation via le magasin. Nous croyons à l’idée de communauté.”
Dans leur bande proche, on trouve Jason Schwartzman, Spike Jonze ou encore Chloë Sevigny. Icône de mode et amie de longue date, l’actrice a signé quatre collections sous le label Opening Ceremony. “On a lu dans un magazine qu’elle aimerait bien dessiner quelques robes. On lui a tout de suite proposé de le faire et nous nous sommes retrouvés avec une collection de soixante pièces”, se souvient Carol. Vêtue d’une combinaison électrique, teinte en brune, Chloë fut l’attraction phare de leur premier défilé femme pour Kenzo en octobre 2011.
“Très libre, ouverte aux autres cultures, elle aime expérimenter, jouer avec le style, explique Humberto. Un jour elle s’habille comme un tomboy, le lendemain elle arbore une tenue supergirly. Si tu l’invites à un match de polo, elle va choisir sa tenue pour la circonstance, avec beaucoup de goût et d’attention.”
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Aujourd’hui, pour mener à bien ses deux activités, le duo traverse l’Atlantique tous les quinze jours et partage son temps entre Paris et New York, Kenzo et Opening Ceremony. Gare au burn out ? Pragmatiques, Lim et Leon concèdent que la mode est “un business difficile. Il faut vraiment tenir les délais, supporter la pression. Mais on aime ça, on est bons sous pression. On se décomplexe aussi beaucoup en admettant qu’on se perfectionne à chaque saison et qu’on ne crée pas quelque chose de définitif”, explique Humberto avant de conclure, sage : “Tout va plus vite, le monde est ainsi. La question reste juste de savoir comment tu t’y adaptes.”
Géraldine Sarratia
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