Adepte du sexe joyeux et volontiers provocateur, Tinto Brass est depuis les années 70 le maestro du film de cul. Car personne ne filme comme lui les fesses qui roulent.
De nos jours, le nom de Tinto Brass fleure bon le défunt film coquin du dimanche soir sur M6 (1990-2005), entre caresses chastes et flous artistiques. On confesse avoir vu ainsi défiler Goodbye Emmanuelle, Onze jours, onze nuits 2 ou Caresses de feu, ce genre de trucs plus pépères que pervers. Mais parmi eux, on pouvait tomber sur des Brass, comme La Clé (1983) ou Miranda (1985), qui faisaient figure d’anomalies, ressemblant un peu plus à du cinéma, avec des idées et surtout une obsession : celle de la fesse, de l’arrière-train, de la rondeur. Carnivores mais pas prédateurs, ces films érotiques sont des films de cul au sens littéral. La chair s’y fait latine, joyeuse et anar.
Toujours bon pied bon œil à 74 ans, un Tinto Brass affable revient avec nous sur sa carrière (toujours en cours) d’obsédé du cinéma, plus riche que ne laisse deviner sa réputation de maestro du cul. Ce Vénitien a fait du droit pour faire plaisir à son père avocat, mais a préféré ensuite venir à Paris et travailler à la Cinémathèque comme archiviste dans les années 50 : “une ambiance extraordinaire ; j’y ai trouvé mes maîtres, Jean Renoir et Jean Vigo”. De retour en Italie, il travaille comme assistant de Rossellini. En 1963, son premier long Qui travaille est perdu (avec déjà une scène de sexe) se réfère formellement à la Nouvelle Vague, via le récit d’un jeune homme cherchant à s’intégrer dans la société. Ensuite, Brass navigue entre les genres, du western (Yankee, 1966) au thriller (En cinquième vitesse, 1967, avec Jean-Louis Trintignant) en passant par la comédie dramatique (Dropout, 1970), à la recherche de son style.
Ces films arty sont néanmoins toujours peuplés d’outsiders et habités par un esprit contestataire. Son Nerosubianco (1969) en posera les bases : un film érotique se doit de critiquer la société, à la manière de José Bénazéraf. Brass attire ainsi l’attention de la Paramount, qui lui soumet divers projets dont Orange mécanique. Mais il préfère se consacrer au surréaliste et radical Le Hurlement (1970), avec Tina Aumont, qui sera interdit par la censure italienne pendant sept ans.
La gueule de bois post-soixante-huitarde le guette : “J’ai fait ces films très engagés, mais la désillusion m’a gagné. Je ne crois plus aux systèmes politiques : les élections sont une blague. On devrait faire comme les anciens Athéniens, six mois à gauche, six mois à droite.” Dans les années 70, Brass déclinera ce pessimisme sur le mode grotesque et grivois, comme un écho à son projet jamais abouti sur les Borgia. Pour lui, s’il ne devrait pas y avoir de politique sexuelle, le politique a un sexe.
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Des producteurs lui proposent d’adapter un roman de Peter Norden sur une maison close berlinoise noyautée par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale : Salon Kitty (1976), qui sera son premier grand succès. Une occasion rêvée pour Brass, qui aime rapprocher le bordel de la salle du cinéma (“Dans ma jeunesse, à Venise, on avait trente salles de cinéma et trente bordels”). Godes en brioche, ébats avec un cul-de-jatte, hommages visuels à Otto Dix, décors imaginatifs du designer Ken Adam (les James Bond, Barry Lyndon) : le film est un drôle d’objet malade, à la croisée du bis et de la décadence des Damnés de Visconti – dont il récupère d’ailleurs le duo Ingrid Thulin- Helmut Berger. “Ce n’est ni un film érotique, ni un film historique : c’est un film hystérique, sur l’hystérie du pouvoir”, selon Brass, qui y met en scène un officier nazi se projetant des discours d’Hitler pendant une passe. Parodiant Leni Riefenstahl sur un mode claustro, le film touche à la dimension intime, érotique du nazisme – celle perçue dans les années 30, mais aussi dans les seventies. On est alors en pleine vague filmique du “nazi rétro”, amorcée par Les Damnés, prolongée par Portier de nuit de Liliana Cavani ou déclinée dans sa version fasciste avec Salo de Pasolini. Susan Sontag voyait dans cet attrait de l’imaginaire sexuel pour le décorum hitlérien une fascination pour “l’exotisme, le grand inconnu”, que Brass désamorce par l’excès : “Je rentre dans le grotesque quand je risque d’être rhétorique.”
Son projet suivant, Caligula (1979), est encore plus fou. Bob Guccione, patron de Penthouse – concurrent de Playboy –, ambitionne de se lancer dans le cinéma et propose à Brass de mettre en scène la vie de l’empereur débauché Caligula. Après la décadence viscontienne, la décadence romaine, mais pouvoir et dépravation vont toujours de pair. Les moyens sont princiers (tournage à Cinecittà), le scénario écrit par Gore Vidal, le casting improbable : Malcolm McDowell en Caligula, Helen Mirren, Peter O’Toole ou le distingué acteur shakespearien John Gielgud y déclament leurs répliques alors que les figurants forniquent en arrière-plan.
Surtout, Guccione amène ses cover- girls pour tourner des scènes hardcore – à l’insu de Brass – qu’il glisse ensuite dans le film. De fait, Brass, écarté du montage par Guccione, renie ce “sur-péplum”, ne revendiquant que les prises de vue. Très graphique (les décors, la violence, McDowell pratiquant le fist-fucking), Caligula reste quand même un collage dégénéré fascinant, à l’image de la galère-bordel vue dans le film : c’est énorme, un peu vain, ça baise partout dans le cadre, on n’a jamais vu ça et on ne le verra plus jamais. Le peintre italien Giorgio Vasari, en parlant de la capacité de l’artiste à peindre les chairs pour susciter un trouble érotique, employait le mot morbidezza. Etonnamment, Salon Kitty et Caligula – où le beau côtoie la laideur des corps comme chez Diego Velàzquez – retiennent aussi la partie “morbide” du terme et tranchent avec l’idée qu’on se fait de Brass, qui aime contester l’érotisme selon Bataille : “Il faisait la distinction entre Eros et Thanatos, mais regardez autour de vous, maintenant, c’est plutôt Eros EST Thanatos ; ce qui va à l’encontre de ma vision joyeuse de l’érotisme, qui doit être le langage de l’amour.” Brass ruminera la déconvenue de Caligula avec Action (1980), drame très noir où il règle ses comptes avec l’industrie cinématographique.
Le sursaut vital, vitaliste, comme nécessaire – et le moment où Tinto Brass devient un genre en soi – a lieu avec La Clé (1983). A l’orée de la quarantaine, Stefania Sandrelli, actrice chez Ettore Scola (Nous nous sommes tant aimés) et Bertolucci (Le Conformiste), prend le risque de tout montrer dans ce marivaudage dans le Venise des années 40, jamais vulgaire et qui reste sans doute le meilleur film de son auteur. Sandrelli devient alors le prototype de l’héroïne brassienne : bien pourvue, libre, et dont les charmes sont un acte de résistance. Brass est ici en état de grâce, jouant avec la lumière, les textures, les miroirs ovales qui démultiplient son actrice – dévorée amoureusement par la caméra – et la forme chérie du fessier, qu’il rapproche de la figure géométrique parfaite : le cercle. Un sacerdoce pour Brass (qui a écrit un Eloge du cul), et posé comme critère de ses castings : “Je demande à l’actrice de venir en jupe très courte ; je jette une pièce de monnaie à terre et tout se joue selon la manière dont elle la ramasse, dont elle se baisse mais aussi selon son expression de pudeur ou non.” Avec La Clé, Brass apparaît comme un cousin tardif et (dé)culotté de Fellini (“un ami qui me disait : “Tes obsessions sont des bénédictions”), par sa manière de fixer des émotions essentielles et sensuelles par la nostalgie (voir Amarcord et Huit et demi). Il ne s’en est d’ailleurs jamais vraiment remis : ses films suivants (Miranda, Paprika) creuseront encore le sillon des années 40-50 (“La période de mes premiers émois sexuels”), de la provoc anti-(petit) bourgeois. Même ses réalisations situées à notre époque (Do It en 2003, et Transgressing en 2000) continuent d’être agréablement déconnectées du paysage sexuel ambiant, de Breillat, Dorcel, de la théorie queer, du silicone ou de la cassette porno de Paris Hilton. Il y a dans l’école de la chair de Brass une manière singulière de rouler des fesses, d’envisager la bagatelle avec humour et bonne humeur, qui n’appartient qu’à lui. Et aussi et surtout un sens de la mise en scène : c’est un reflet dans un autre reflet de miroir ou une partition d’Ennio Morricone dans La Clé, ou le décor géométriquement sexuel de All Ladies Do It (1992). “C’est très important pour moi. Il n’y a d’érotisme que s’il y a émotion. Que m’importe de savoir si le sexe est simulé ou pas dans une scène. Je dis toujours que l’érotisme est à la pornographie ce que la fellation est à la pipe.” Et si, loin d’être pépères, les films de Tinto Brass incarnaient un érotisme alternatif, bien que très hétéro ? On se rend compte alors que toutes ces années, après Capital et Culture pub, M6 dispensait sans le savoir des cours de courbes sous le patronage de Rodin, Boccace, Fellini et Petrone.
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