[L’ancien président est décédé à l’âge de 86 ans ce 26 septembre 2019, à cette occasion nous vous proposons de (re)lire cet article] Intronisé icône de mode par des internautes facétieux, l’ancien Président aura incarné un chic français à la fois strict et funky, imprimant l’image d’un bon vivant stylé façon Cary Grant de Corrèze. Décryptage de cette tendance inattendue.
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C’est le retour de hype le plus abracadabrantesque du moment : si Jacques Chirac a depuis longtemps quitté les profondeurs abyssales des sondages où il avait autrefois pratiqué l’apnée, on était loin d’imaginer que la personnalité politique préférée des Français opérerait, au crépuscule de sa vie, un fracassant come-back en forme d’icône mode. Pour consternant qu’il soit, il faut se résoudre à ce constat : partout sur la toile, on dissèque, on fait l’exégèse du style Chirac, plébiscité par les hipsters de tout poil. Parmi la profusion de sites qui lui sont consacrés, citons l’excellent tumblr FuckYeahJacquesChirac, qui égrène les sommets de coolitude du président star. Les aficionados du plus célèbre des Corréziens ont même poussé le vice jusqu’à créer une gamme de T-shirts, dont l’iconographie reprend ses meilleurs moments fashionistiques. Tour à tour french lover, papy gâteau, trendsetter, Homo politicus aux gencives plantées dans les marqueteries de la mairie de Paris, Chirac y encapsule l’époque, de ses débuts d’élu rural à sa fin de règne élyséen. Vincent Grégoire, chasseur de tendances et directeur de création au sein du bureau de style NellyRodi, explique : “C’est un type sans complexe, qui réagit terriblement au feeling. Dès le départ, il a un côté politiquement incorrect, il désacralise la fonction.”
Le retournement de veste
D’un point de vue idéologique comme esthétique, Chirac aura fait du retournement de veste une affaire d’État. Les virages en épingle à nourrice qui constellent son ascension politique vaudront à cet homme de droite qui porte à gauche de passer de la carrure Mad Men aux costumes de sapeur – souvenir de la Françafrique –, du gaullisme d’apparat au néolibéralisme, de la griffe Monsieur de Fursac au sportswear franchouillard, du souverainisme au fédéralisme européen, sans que la doublure de ses ambitions ne craque véritablement.
Passée au lustre de la rétromania, cette versatilité assumée, cousue de roublardise, reste sans précédent dans la vie politique nationale. “Ce qui plaît chez lui, décrypte Vincent Grégoire, c’est la spontanéité qu’il dégage, son laisser-aller. À la période des ‘trente piteuses’ que nous subissons, et ses contraintes permanentes, il oppose la nostalgie des Trente Glorieuses où les choses se faisaient franchement : on pouvait bouffer gras, rouler vite, mettre la main au cul des filles. Chirac incarne tout ça.”
Dès ses débuts d’ex-plouc élevé au rang de Cary Grant corrézien – la clope au bec, ambiance jeune ténébreux fixé sur pellicule dans une esthétique Harcourt –, Chirac incarne l’époque en même temps qu’il la préfigure. Au début des années 70, il cultive une arrogance décontractée, les pieds sur les guéridons de la République lorsqu’il brainstorme à Matignon, dans une profusion de clichés Instagram avant l’heure, soit l’inventaire du jeune énarque qui brasse furieusement contre l’inflation et la crise pétrolière. Au cours de cette même décennie, dans un élan ouvertement décomplexé (et assez putassier, il faut bien en convenir), il mêle à ce catalogue très pimp, très funk, l’orthodoxie aux antipodes du gentleman agriculteur, passant du vestiaire d’un James Brown blanc à la penderie “tricotée main, tricotée cœur” du bouseux chic, dans une logique opportuno-électoraliste. Chirac est devenu champion dans l’art de taper dans le reblochon en rayures tennis, accro aux bains de foule et aux gilets en laine rustique. C’est l’époque où, avec Bernadette, il commence à développer une symbiose vestimentaire très Kooples qui fera, trente ans plus tard, le bonheur des frères Elicha.
Appelé en renfort dès la fin 1981, les spin doctors chargés de casser son image de technocrate rigide instaurent celle d’un Chirac peinard, le sourire complice et l’œil qui frise, grand adepte du lancer de pull casual sur les épaules. À l’approche des législatives de 1986, Bernard Brochand et Jean-Michel Goudard entreprennent de le convertir au jogging et à la muscu dans les jardins de l’Hôtel de Ville, avec Guy Drut en coach. Chirac ne s’empare plus seulement des codes de l’époque, de la cravate qui vole à la chemise à rayures yuppie. Galvanisé par sa dérive néolibérale reaganienne, il n’hésite pas à revendiquer le titre, jamais remis en cause depuis, de John Waters de l’appareil républicain. Témoin l’épisode Madonna en 1987, avec jeté de petite culotte et réception à l’Hôtel de Ville. Capable de poser en compagnie de Mickey Mouse et d’une Bernie attifée d’une robe à l’imprimé qui nécessite les services d’un ophtalmo, il s’obstine à démontrer que le ridicule ne tue pas. Dans son cas, il sert surtout à asseoir sa crédibilité pop, dont il est la première incarnation à la tête de l’État.
Du « ridicool » ?
« Le borderline l’excite, étaye Grégoire. Il est aux antipodes d’un Giscard qui, même quand il joue de l’accordéon, est donneur de leçons. Il cultive une posture ambiguë, à la croisée du beau mec, du copain potache et de la figure paternelle qui peut partir en vrille. Il n’hésite pas à flirter avec le ‘ridicool’.” Même en pleine dérive droitière, sa fille Claude tentera encore d’humaniser le Chirac réac de la première cohabitation. Mais le troc des lunettes made in Maison Bonnet pour des verres de contact suffit-il à rapprocher le présidentiable de son électorat ? Jacquot cultive tout au long de sa trajectoire le gadget identificatoire : le Concorde, les pommes, la CX de fonction ou la Corona relevant chez lui du placement produit. Sa trend vaut aussi pour son art du storytelling, du montage en épingle et ses sorties cultes, qui ont fait de lui une Miss France du caractère de cochon à l’étranger. Autant de détails qui signent le personnage dans son absolutisme modeux, souligne Grégoire : “Chirac est iconique dans sa manière de mettre les pieds dans le plat. C’est le contraire de l’énarque pasteurisé, il a l’instinct du marchand de vache. Son côté bourrin plaît, ses défauts le rendent humain. C’est un mythe républicain : il incarne l’imperfection à la française.”
Adepte de la déconnade entre les lignes (cf. ses saillies off à la télévision ou ses visites chez l’habitant, du boucher de quartier au pichet Casanis de la France profonde), il pousse le gimmick jusqu’à détourner l’actualité en accessoire fétiche, quitte à tirer la couverture à lui. Killer undercover au moment de la deuxième cohabitation, laissant Balladur aller au feu, il choisira durant ses mandats présidentiels une gouvernance principalement tournée vers les affaires étrangères et l’apparat. Certes, le Tony Soprano des financements chelous a été détrôné par sa marionnette moitié “doudou” (dixit Vincent Grégoire), moitié Supermenteur chez les Guignols. Mais Chirac continue de vendre du style en contrebande : quand il fait des bras de fer fashion avec Omar Bongo, quand il rejoue le concours Élite en bermuda sur chaussettes en fil d’Écosse à Brégançon ou qu’il s’attribue la victoire des Bleus, la cravate assortie aux couleurs de l’équipe de France, tandis que Jospin a les mains dans le cambouis.
À part ça ? Quand il devient ce qu’il a toujours rêvé d’être – président –, Chirac fait pschiit, hormis lorsqu’il s’oppose à la guerre en Irak. Rendons grâce toutefois au retraité de la fonction présidentielle pour ces services rendus à la nation que sont la réhabilitation du costume crème en milieu tropical, les lunettes de hipster ou le port du pantalon sous les aisselles. Au grand homme, la fashion reconnaissante.
Claire Stevens
Crédit photo de Une : Pierre Guillaud/AFP
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