Depuis bientôt trois décennies, le styliste Dries Van Noten cultive son indépendance. Dans sa nouvelle collection, ce créateur radical réinvente la tradition. Et Kurt Cobain.
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Dans le monde de la mode contemporain, Dries Van Noten est un alien. Vingt-sept ans après ses débuts au sein des Six d’Anvers, cette vague esthétique radicale belge, le créateur aux tempes grisonnantes et à l’élégance bourgeoise est toujours à la tête de sa propre maison. Il en a installé le coeur sur les docks à Anvers, dans une magnifique forteresse en brique peuplée de gravures de Schiele et d’objets d’art, dont il est friand. La bâtisse est organisée verticalement : au dernier étage, ses assistants placardent des images, idées pour les collections à venir ; plus bas, des bureaux et l’atelier où il fait ses essais et entrepose les tissus qu’il fait fabriquer en exclusivité et venir des quatre coins du monde. Au rez-de-chaussée, les commandes sont emballées et expédiées. Une indépendance qui n’a rien d’une posture et qui se voit aujourd’hui récompensée. Pas d’essoufflement créatif ou de répétition chez le Belge, qui n’a jamais autant rencontré le succès. Ses collections, souvent inspirées par l’art ou la pop culture, continuent saison après saison de poser la question suivante : comment produire des vêtements excitants à partir de la tradition ?
Comment avez-vous conçu votre collection été 2013, axée sur le tartan et traversée par les figures de Kurt Cobain et de Courtney Love ?
Dries Van Noten – Une collection est toujours une évolution par rapport à la précédente, pour laquelle nous avions poussé le digital printing aussi loin que possible. Je trouve l’imprimé digital incroyable, plein de possibilités visuelles. Revenir à une répétition, à la simple impression de fleurs, de carreaux était un nouvel exercice. Comment faire à présent des pièces excitantes en utilisant des imprimés si rébarbatifs ? Par contraste, j’ai cherché à donner une certaine décontraction à la collection. Une façon très spontanée de s’habiller qui romprait avec cette tendance froide et stylisée impulsée par des labels tels que Céline. J’avais envie d’attitude. J’aime beaucoup les individus dont le style paraît ne demander aucun effort. Kurt Cobain a été le point de départ. Puis Courtney s’est immiscée de plus en plus dans la collection. J’aime que se mêlent cette touche un peu crade et vulgaire à la Courtney et cette sensation très masculine dégagée par les pantalons à carreaux. J’ai aimé imaginer Courtney après une nuit ou une journée totalement sauvages. Ce qui est fascinant, c’est qu’ils peuvent tous deux avoir l’air très fragiles et très forts.
Cobain a-t-il été pour vous une icône aussi importante que l’a été David Bowie ?
Bowie a été plus important, en partie parce que l’on est davantage marqué par les choses que l’on découvre jeune. Il était mon idole. Son clip de Jean Genie a été l’un des premiers clips que j’ai vus à la télé hollandaise. J’avais 13 ou 14 ans, et je me souviens être resté abasourdi : « Mais qu’est-ce que c’est que ça ? »
Comment naît une collection ?
Je n’ai pas de système. Ça serait fantastique d’en avoir un ! Un son, une image… En vérité, je n’en sais rien. Je fais énormément d’essais, je fabrique beaucoup plus de tenues que nécessaire, jusqu’à ce que ma vision se précise. Ma collection inspirée de Francis Bacon en 2009 découlait d’une visite de son exposition à la Tate Gallery. C’était affreusement laid et totalement beau en même temps. J’ai immédiatement eu envie de traduire cette émotion, de faire une collection qui exprime au moins 10 % de ce questionnement, de cette oscillation. J’aime plus que tout jouer avec les contrastes, observer comment cela réagit. Je n’aime pas la perfection, ça me rend très nerveux. Mon rôle, c’est de surprendre les gens. Il faut qu’ils aient envie d’acheter mes vêtements chaque saison, pas qu’ils se contentent de retrouver le pantalon noir de la saison précédente. La collection Bacon n’a pas été un succès commercial mais, émotionnellement, j’en suis très fier.
Vous occupez une position singulière dans le monde de la mode : vingt-sept ans après vos débuts, vous êtes un des rares à être toujours indépendant et propriétaire de votre maison.
Ça n’a pas été réfléchi. Je ne me suis pas dit : je vais fonder ma société et rester indépendant. J’ai commencé seul, le reste est une histoire d’évolution. Quand j’ai débuté, faire partie d’un gros groupe n’était pas une option. Cela n’existait pas trop, avant les années 2000, lorsque Stella McCartney, Alexander McQueen et Jil Sander ont rejoint de gros groupes. Je me suis alors posé beaucoup de questions. Être indépendant était un combat de chaque jour.
Dealer avec les banquiers, les fournisseurs, avoir constamment peur de mettre la clé sous la porte. Je survivais en dessinant des collections commerciales pour Benetton, par exemple, des marques de sport, de tennis. Quand la globalisation a commencé, je me suis demandé si je suivais le bon chemin. Beaucoup de choses changeaient pour moi à l’époque : mon associée historique, avec qui j’avais fondé la société, est décédée. La mode entrait dans une ère davantage marketing : les accessoires prenaient tout à coup une grande importance, les marques communiquaient avec de gros logos. Il a fallu que je décide du futur de ma compagnie. Après m’être entretenu avec beaucoup d’amis, j’ai décidé de suivre la direction que j’avais tracée.
Avez-vous refusé des offres de grandes maisons ?
Il y a eu pas mal de discussions, oui. Mais je n’ai jamais vraiment eu envie de dessiner des collections pour d’autres maisons. Faire les miennes me prend déjà un temps fou. J’ai envie d’avoir une vie à côté de mon travail…
Pourriez-vous, comme la Maison Margiela, dessiner une collection pour H&M ?
Ce n’est pas ma tasse de thé. Je pense que ce qui se passe dans la mode est très confus : il y a trop d’informations et cela nuit à l’émotion. Le plus important pour moi est que mes vêtements procurent une émotion. Avec la multiplication des collections et des précollections, les gens ne comprennent plus la différence entre couture et prêt-à-porter, ne savent plus quel est le rôle d’un designer. Des magasins tels que Topshop font aussi leurs collections, et de nombreuses chaînes vendent des copies de nos collections avant que nous ayons pu nous-mêmes les sortir. Il est important que les gens comprennent que nos vêtements ont un prix élevé parce qu’ils ont nécessité beaucoup de travail et d’attention.
La mode a toujours fait partie de votre vie. Votre grand-père était retourneur de vêtements. Vos parents vendaient des vêtements. Où a résidé la révolte pour vous ?
Au départ, je devais reprendre le business de mon père. Il avait créé un concept-store, ce qui était très avant-gardiste pour l’époque, hors Anvers. Il organisait de petits défilés, les gens pouvaient y prendre un café. Jusque-là, les magasins étaient en centre-ville. Là, il fallait prendre sa voiture pour s’y rendre. Ma mère avait aussi une boutique. Enfant, je les accompagnais souvent à Milan ou à Florence pour acheter des collections. Très rapidement, j’ai compris que dessiner et créer des vêtements m’amusait davantage que les acheter et les vendre. C’est devenu une passion. À 18 ans, j’ai donc dit à mon père que je voulais devenir designer. Il s’est mis très en colère et m’a répondu que je pouvais faire ce que je voulais, mais qu’il ne me donnerait pas un sou. C’est là que j’ai commencé à dessiner pour des marques pour enfants ou de sport.
Au début des années 80, vous avez fait partie des Six d’Anvers, cette vague de jeunes créateurs belges parmi lesquels Walter Van Beirendonck ou Ann Demeulemeester. Quels étaient vos liens ?
On étudiait ensemble à l’Académie royale des beaux-arts d’Anvers. Martin (Margiela) était dans l’année d’au-dessus. Nous étions amis, nous écoutions la même musique. On avait voyagé ensemble plusieurs fois, à New York, par exemple. Je leur avais montré Barneys, Walter nous avait emmenés à la boutique Stephen Sprouse. C’était très stimulant. Après l’école, quand nous avons commencé nos collections, nous avons naturellement décidé d’y aller ensemble. C’était aussi pour des raisons économiques. En 1988, nous sommes montés dans un van et avons loué un grand espace à Londres. L’étiquette Six d’Anvers est restée, mais je pense que chacun avait sa personnalité. Nous étions très différents. Dirk Bikkembergs était intéressé par les codes du sport, Ann était plus arty. J’étais passionné par les matières, la tradition et comment faire des vêtements à partir de ça.
Qui vous inspirait ?
C’était une époque très exaltante. À la fin des années 70, la vague italienne Versace et Armani avait véritablement changé la mode masculine avec son utilisation du cuir, du lin et sa palette de couleurs inédites. Au début, j’aimais énormément. Puis il y a eu Montana, Mugler, la vague française, la vague espagnole, les Anglais avec Westwood, Galliano, puis les Japonais. Le Japon occupait une place un peu particulière parce que nous avions eu la possibilité, étudiants, de nous y rendre pour montrer nos vêtements. En 1984, nous avions découvert Yohji Yamamoto, Comme des Garçons, qui nous avaient vraiment impressionnés. Ils ne se contentaient pas de faire des collections. Ils proposaient une expérience, une identité : ils avaient leurs catalogues, leurs magasins qui ne ressemblaient à rien de connu jusque-là.
La mode fait-elle facilement perdre la tête ?
Oui. Tu as le contrôle total, on te traite comme une star. Vivre à Anvers m’affranchit de ce système. Créer une collection, un défilé, c’est un peu comme être ton propre dieu. Tu fais émerger un univers. En jouant avec les lumières, la musique, le visage des filles, tu joues aussi avec les émotions du public. Je pense que c’est assez facile de se perdre. La pression est aussi très forte. Heureusement que je peux fuir. Dans mon jardin, je ne contrôle pas grand-chose. C’est un espace que nous avons construit avec mon compagnon Patrick. Dans le monde de la mode, retourner à la nature, avoir les pieds sur terre, c’est très précieux.
Vous dites souvent que la mode est sous-estimée.
Je ne crois pas au pouvoir de la mode mais, fermement, à celui des vêtements. Les gens disent énormément d’eux à la façon dont ils s’habillent, qu’ils y passent des heures ou qu’ils attrapent le premier truc qu’ils ont sous la main. Souvent, acheter un vêtement représente bien plus que cela : il permet de se sentir bien ou d’accéder à une nouvelle sensation de soi.
Vous envisagez votre travail comme une réflexion de l’époque ou comme une anticipation ?
Les deux. À une époque, les gens voulaient des fringues qui crient avec des logos, qui disent la richesse. Maintenant, ils veulent des choses plus discrètes, qu’ils peuvent porter longtemps. C’est ce qui explique mon succès (rires). J’aime aller au musée, découvrir, lire. Il y a trois semaines, je suis allé voir Radiohead, cela m’a bouleversé. Je dois être à l’affût. Pas seulement de la façon dont les gens s’habillent, mais dont le monde évolue, politiquement, socialement, émotionnellement. Parce que mon job, ça sera toujours de faire des vêtements que les gens ont envie d’acheter un an après.
Propos recueillis par Géraldine Sarratia
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