En 2000, une jeune génération décide de bousculer la critique gastronomique et crée un nouveau concept : le Fooding. Aujourd’hui, l’ancien petit agitateur est devenu incontournable. La scène, en apparence anecdotique, se passe il y a peu au Chateaubriand, chez Iñaki Aizpitarte, un des lieux emblématiques de la tendance Fooding. Alexandre Cammas et Marine Bidaud, […]
En 2000, une jeune génération décide de bousculer la critique gastronomique et crée un nouveau concept : le Fooding. Aujourd’hui, l’ancien petit agitateur est devenu incontournable.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
La scène, en apparence anecdotique, se passe il y a peu au Chateaubriand, chez Iñaki Aizpitarte, un des lieux emblématiques de la tendance Fooding. Alexandre Cammas et Marine Bidaud, fondateur et directrice associée, y dînent en compagnie d’un représentant de la direction de San Pelegrino, leur sponsor historique. « Là, un Américain se retourne et demande ‘Are you le Fooding ?’, raconte Alexandre Cammas. « Le type, tout content, nous explique qu’il fait une tournée des restos Fooding pour son voyage de noces. »
En 2013, avec 50 000 exemplaires vendus, le guide Fooding est second de sa catégorie, derrière le Michelin (autour de 100 000 exemplaires, cinq fois moins qu’il y a dix ans), et leader sur smartphone avec 20 000 téléchargements de son appli. A Paris en avril, où déjeunent Jay-Z, Beyoncé et Blue Ivy avant le concert de maman ? Chez Septime, le resto de Bertrand Grébaut, Fooding d’honneur 2012 et chef très en vue.
Il faut lire la fable de l’Américain entre les lignes. En plus de faire rayonner à l’étranger la jeune garde de la gastronomie française, le Fooding grignote à Michelin un de ses derniers fonds de commerce : les touristes. Il y a quinze ans, Cammas et sa bande voulaient mettre un coup de pied au cul d’un Michelin juste bon à servir de référence aux étrangers et à un public vieillissant. Aujourd’hui, l’ancien petit agitateur est incontournable. Pour preuve, même les Ricains s’y mettent.
Il faut dire qu’il s’est produit une petite révolution. Paris regorgeait de lieux gastronomiques muséifiés et snobs, de brasseries insipides, de restos chinois, de pizzérias standardisées et d’endroits branchés dégueulasses. Depuis, la bouffe est devenue cool, sexy, inventive. « La gastronomie était rigide, au garde-à-vous, poussiéreuse, entourée de vieux cons, poujadiste, de copinage, pétrie de certitude et excluante, énumère avec gourmandise François Simon, chroniqueur au Figaro. Je ne dirais pas que le Fooding a révolutionné la gastronomie, il l’a ‘évolutionnée’, c’est déjà bien. Il est arrivé au bon moment, a ouvert la fenêtre, magnifiquement bien pris le relais et a accompagné des gens qui en avaient besoin. » Soit toute une génération de jeunes chefs : derrière Yves Camdeborde, on trouve entre autres Adeline Grattard (Yam’Tcha), Gregory Marchand (Frenchie) ou Stéphane Jego (L’Ami Jean).
L’histoire du Fooding est celle d’une révolte générationnelle. Fils de cafetier aveyronnais, le jeune Cammas, étudiant frustré sorti traumatisé de l’école hôtelière, pige sur la bouffe entre son service du midi et du soir. Libé le repère et lui propose une chronique hebdo. Il revient secoué d’un voyage à Londres, à la fin des années 90. Ça frémit, il le sent. Il rencontre Jean-François Bizot, fondateur d’Actuel alors directeur de Nova, et lui raconte Londres, les restos, Time out, Jamie Oliver. Ils créent un premier guide : « La veille du bouclage, il manquait trente pages ! », se souvient-il avec horreur. En 1999, il crée le mot « Fooding » (food + feeling) pour un article de Nova Mag. Le terme sonne bien, il est repris dans la presse. Cammas passe quelques coups de fil à de jeunes critiques, dont Emmanuel Rubin du Figaroscope, et Julie Andrieu. Ils tiennent quelque chose. En 2000, il lance avec Rubin la première semaine du Fooding.
» Il fallait insuffler du cool, un esprit libertaire et de la déontologie dans la presse gastronomique car peu de gens payaient leur addition. On nous insultait : petits connards, petits bobos, petits branchouilles », rigole Emmanuel Rubin. Le Fooding invente le mot « bistronomie » – mélange de cuisine pointue et intelligente, de décor décontracté et de note moins salée – pour définir ces restos ouverts tard et peuplés de fêtards hédonistes. Et il fait sortir la bouffe dans la rue.
En 2002, au Palais de Tokyo (Paris XVIe) ; en 2003, au pied du Batofar (Paris XIIIe) avec DJ, chefs et barbecue : 1 600 entrées, 1 000 personnes refusées ; en 2008 dans les six plus grandes villes de France ; en 2009 au PS1 de New York, etc.
Marine Bidaud entre au Fooding en janvier 2004. « Il y a dix ans, nos bureaux étaient dans la salle de la photocopieuse de Nova Mag, il y avait Maïté à la télé, la bouffe n’était pas cool, tout le monde s’est foutu de moi », se souvient-elle.
Quand Nova Mag s’arrête en 2004, le Fooding passe par Libé puis Le Nouvel Obs, sous l’égide de Louis Dreyfus (actuel président du directoire du Monde), avant de paraître de manière autonome en 2008. C’est une période difficile. En 2007, Jean-François Bizot disparaît. La même année, le Fooding est déchu de ses droits sur la marque après un procès perdu contre Joël Robuchon et Fleury
Michon (mais obtient gain de cause en cassation deux ans plus tard). « On nous a reproché de ne pas assez défendre la marque à ses débuts. Depuis, on enquiquine jusqu’aux moindres blogueuses », assume Marine Bidaud. En 2009, le Fooding et Emmanuel Rubin se séparent. « Notre côté libertaire était très travaillé mais la formule est usée, explique ce dernier. Depuis quatre ou cinq ans, on recrée du snobisme à l’envers, de la non-coolitude. Il est où le feeling dans des restaurants où il faut attendre huit mois pour avoir une table, avec des menus imposés et à peu près toujours les mêmes plats ? » Le poids trop important des sponsors, le prétendu copinage avec les chefs sont d’autres critiques récurrentes envers le Fooding. Mais sans sponsors, comment payer additions et événements ? Pour couper court aux remarques, Marine Bidaud, en couple avec un restaurateur, s’est retirée de la rédaction en chef du guide. Il leur est surtout reproché d’être devenus eux aussi une institution, avec son propre formalisme, qui crée sa propre exclusion-distinction. « Le brave chef au fond de la France, pas sexy, avec les dents noires, n’a aucune chance de sortir », estime François Simon.
Alexandre Cammas et Marine Bidaud s’en défendent mais savent qu’il est difficile de continuer à se démarquer quand leurs idées ont infusé tout le milieu. « C’est compliqué, admet-elle, mais c’est en tapant fort, comme avec notre guide 2014, « La cuisine a-t-elle un sexe ? », qu’on continue à donner du sens. C’est important de donner la parole à de jeunes nanas douées dans un milieu encore très misogyne. »
Pour le reste, le défi du moment est stratégique. Le Fooding est confronté à une crise de croissance : se développer ? avec un actionnaire ? pour aller où ? En attendant, les petits jeunes qui donneront à leur tour un coup de vieux au Fooding ne sont pas encore nés.
Fooding – « La cuisine a-t-elle un sexe » guide France/Paris 2014, 196 pages, 9,90 €. En kiosque et librairie
{"type":"Banniere-Basse"}