Avec son livre de photos, édité chez Womart, Emilie Jouvet retrace quinze ans de photos, capturées dans l’intimité de ceux qui l’entourent. L’artiste et réalisatrice (Too Much Pussy, One Night Stand) y démontre son attachement pour le portrait, sans artifices. Emilie Jouvet questionne le genre, les codes de la beauté contemporaine et la sexualité. Interview. […]
Avec son livre de photos, édité chez Womart, Emilie Jouvet retrace quinze ans de photos, capturées dans l’intimité de ceux qui l’entourent. L’artiste et réalisatrice (Too Much Pussy, One Night Stand) y démontre son attachement pour le portrait, sans artifices. Emilie Jouvet questionne le genre, les codes de la beauté contemporaine et la sexualité. Interview.
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Pourquoi choisir de faire ce livre maintenant, est-ce une étape dans ta carrière ?
Non, c’est arrivé un peu comme ça. Ca faisait un moment que je me concentrais uniquement sur la réalisation de films et la photographie me manquait. J’ai fait beaucoup d’expos l’an passé, les gens me demandaient un livre avec mes photos, donc finalement j’ai décidé de le faire. C’est un vrai retour aux sources. J’étais contente de retrouver le côté contemplatif de la photo, on peut apporter du soin et de l’attention aux détails, dans l’interaction avec la personne en face. La vidéo, le cinéma, c’est rapide, 24 images secondes, on ne peut pas prendre le temps de contempler et j’aime bien prendre ce temps-là. Le film c’est quelque chose de plus généraliste, plus facile d’accès, la photo touche un peu moins de monde. Consommer des tonnes d’images sur internet, c’est courant, j’adore ça, mais ça n’a pas la même saveur que caresser les pages d’un livre, ou placer son corps dans la mise en espace d’une exposition.
Comment as-tu choisi les photos pour ce livre ?
L’idée était de faire une monographie, un panorama large sur mon travail de ces quinze dernières années. J’ai ressorti des milliers de photos, puis j’en ai choisi 300. J’ai trouvé un grand lieu pour les mettre au mur et faire ma sélection. J’ai essayé de construire le livre comme ça, avec des images qui se répondent et dialoguent entre elles.
Comment construis-tu tes photos ?
Ce sont le plus souvent des photos prises sur l’instant, je fais rarement du studio. J’utilise presque toujours de la lumière naturelle, ou parfois juste un flash. Mais dans le jeu de la photo, la personne peut se mettre en scène, même si c’est toujours quelque chose de très spontané. Avant, j’avais toujours mon appareil photo sur moi. Moins maintenant. Je vis les choses sans penser à les enregistrer tout le temps.
Qui sont les modèles dans ton livre ?
Ce sont la plupart du temps des gens que je connais depuis un moment. Je préfère prendre en photo les gens quand je les connais. Je fais parfois de la photo de presse, où on doit prendre des inconnus, mais ça me touche moins. Quand on connaît bien les personnes, elles peuvent se mettre en scène selon leurs propres désirs, c’est plus fort quand il y a une certaine confiance, une complicité. Mais j’ai déjà eu des coups de foudre photographiques, des gens que je remarque à cause de leur gestuelle, de leur énergie, et après qui je cours pour leur demander si je peux les prendre en photo !
Dirais-tu de ton travail qu’il est militant ?
On peut dire qu’il est engagé dans le sens où je montre des gens qui sont souvent invisibilisés, mais ma démarche photographique est avant tout artistique. Je ne me vois pas du tout comme une porte-parole, le livre n’est pas un catalogue cherchant à représenter tout le monde, c’est impossible. Et puis cette idée de catalogue, de classification, fait écho à des périodes très sombres de l’histoire qui me rebutent un peu. Je prends en photo des personnes très variées, des gens de toutes orientation sexuelle sans distinction, hétéros y compris, et comme il s’agit en majorité de portraits en solo, rien n’indique leurs préférences, si ce n’est dans l’imaginaire du public. Après c’est vrai que mon livre met parfois en image des pensées issues des mouvements queer, féministes sex positif, ou des études de genre. Il y a des questionnements récurrents autour du rapport au corps, au couple, a la masculinité/féminité, etc. En France, sous couvert d’universalisme, on rejette souvent les œuvres non hétéronormatives dans une case « communautaire », pourtant l’art c’est aussi découvrir des univers différents et d’autres visions du monde. Comme s’il y avait l’Art, le vrai, l’institutionnel, et des sous-catégories d’art mineur, qui, à cause de leur sujet, ne seraient pas vraiment de l’art. D’ailleurs en ce moment la montée de la haine en France est très inquiétante, et les mouvements extrémistes se battent pour l’interdiction de certaines représentations, comme s’il ne fallait surtout pas que certains textes ou certaines images soient accessibles au public. Ils ont compris que l’image peut être source d’émancipation et/ou de réflexion. La censure et le contrôle de l’image aident à maintenir l’ignorance.
Est-ce que tu as déjà dû souffrir de cette censure ?
La censure est rarement présentée comme telle, bien sur. Mais parfois, il est arrivé que des commissaires d’expo ou des galeries qui souhaitent exposer mon travail aient peur. Ils s’autocensurent en quelque sorte, en faisant des sélections d’images édulcorées. Etrangement je n’ai jamais eu ce problème dans les autres pays où j’ai exposé ( San Francisco, Tokyo, Berlin, Lubiana etc). Pourtant, il n’y a rien de pornographique dans mes photos, il y en a peut-être une ou deux où on voit un sexe, mais je n’appelle pas ça de la pornographie. On voit des seins et des culs partout dans l’art, mais ce qui dérange c’est la différence d’intention. Entre une image d’une femme nue dans une position passive et un nu avec le regard droit dans l’objectif, l’intention n’est pas la même. Ce qui perturbe peut-être, c’est quand le modèle est dans une attitude forte de sujet désirant, et pas d’objet. C’est pareil avec la représentation du corps. On est envahi d’images de très jeunes femmes minces, féminines, glabres et aux désirs visiblement hétérosexuels, posant nues pour vendre des yaourts ou une voiture, mais quand c’est une personne dont le désir très frontal n’a rien à vendre, dont l’orientation sexuelle prête à confusion, ou grosse, ou non épilée, ou avec un genre indéfini, ça peut mettre certaines personnes en rage, alors que d’autres vont y trouver de la beauté, de l’émotion.
Aussi bien dans ton livre, que dans tes photos, le thème de la sexualité revient souvent. Qu’est-ce qui t’intéresse particulièrement dans cette problématique ?
La sexualité, c’est quelque chose qui m’a toujours intéressée, car c’est un territoire d’oppression où se jouent en catimini les structures sociales de pouvoir et d’oppression. Mais cela peut être aussi un territoire de liberté et de réflexion. La sexualité a une influence sur nos vies beaucoup plus large que ce qui se passe dans un lit. A partir du moment où les droits des individus sont inégaux en fonction de leur orientation sexuelle, de leur sexe ou de leur genre, c’est même un énorme impact. Les mouvements LGBTQI se sont définis par rapport à leur sexualité, afin d’obtenir l’égalité mais aussi pour lutter contre l’invisibilisation de leurs identités multiples. Personnellement, je vois l’orientation sexuelle ou le genre comme un continuum, non pas comme un système binaire. Avec un curseur qui se déplace selon les gens et au cours de leur vie. On peut même penser en plusieurs dimensions : le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, et l’intensité du désir (d’asexuel à très sexuel). Ça ouvre à beaucoup plus de possibilités, et permet de représenter un peu mieux la réalité.
Tu montres beaucoup de personnes issues des milieux LGBTQI et de milieux plus inconnus encore, comme les Drag King, pourquoi te concentres-tu sur ces milieux ?
C’est des espaces où il y a du mélange, de la liberté, des questionnements, des expérimentations. Ce qui m’intéresse c’est comment une personne peut transmettre son rapport au monde, dire ou montrer quelque chose d’elle-même qu’elle ne peut que trop rarement mettre en avant. Etre vu, avec ses désirs et ses interrogations, c’est exister, c’est résister, c’est partager. Se mettre à nu, avec une certaine jubilation, c’est montrer que d’autres routes sont possibles.
Vois-tu ton travail comme une archive, un travail de mémoire ?
J’aimerais bien ! Parfois, je me dis, quand je vois une manif, par exemple: « c’est un gros événement, un truc historique, il faudrait que je prenne des photos », mais finalement ce n’est pas ma démarche. Mais bon, je crois que j’ai quand même ce truc de mémoire, d’archivage, mais plus dans une démarche intime qu’évènementielle. Depuis toute petite, je fais des albums photos, que j’annote, c’est sûrement que je veux garder des traces des âmes que je rencontre.
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