Une fille, deux filles, un garçon. L’amour est migratoire. Comme l’orientation sexuelle d’Ismaël.
Les images aussi sont migratoires, et beaucoup d’entre elles, dans leur course parmi l’histoire du cinéma, font halte aujourd’hui dans Les Chansons d’amour. L’une d’elles retient l’attention. Parce que sa transhumance fut longue et connut déjà plusieurs mémorables stations. Ce plan, c’est celui où Ludivine Sagnier s’agace dans la rue de l’attitude de Louis Garrel, se détache du pas de deux qu’il forme avec Clotilde Hesme et avance immobile sur un trottoir qui semble soudain mué en tapis roulant.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Cet effet de travelling fixe a une longue histoire dans le cinéma français. En 1930, lorsque Jean Cocteau tourne son premier film, Le Sang d’un poète, ignorant des techniques du cinéma, il ne prend pas le soin de construire des rails pour réaliser un travelling et préfère jucher son poète sur un chariot à roulettes tracté par des machinistes pour filmer son avancée dans les couloirs de l’hôtel Welcome. Le procédé, qui donne le sentiment que l’acteur avance sans marcher, est d’une belle teneur poétique, et Cocteau décide de le reproduire, quinze ans plus tard, dans les couloirs du château de La Belle et la Bête. Dans cet univers merveilleux, la Belle glisse sans bouger. Trois ans plus tard, Cocteau réutilise la figure, en passe de devenir un effet de signature, dans Orphée, pour accompagner les déambulations de Jean Marais entre le monde des vivants et celui des morts.
Le travelling statique revient encore, près de vingt ans plus tard, dans le film d’un jeune cinéaste dont La Belle et la Bête fut un des premiers chocs esthétiques. A la veille de leur séparation, Catherine Deneuve et Nino Castelnuovo glissent encore sur la chaussée dans Les Parapluies de Cherbourg. Parce que le film de Christophe Honoré est en chanté, que Ludivine Sagnier s’y nomme Julie Pommeraye (du nom du passage nantais si souvent filmé par le cinéaste des Parapluies), ce faux travelling se lit comme un hommage supplémentaire à Demy. Mais de toute évidence, c’est aussi aux flux migratoires entre morts et vivants de Cocteau, aux amours d’Orphée séparée d’Eurydice défunte, que renvoie ce plan, véritable feuilleté citationnel. Et cette image, qui revient de loin, revient aussi à l’intérieur même des Chansons d’amour. Dans la dernière partie du film, lorsqu’Ismaël rentre du cimetière, Julie avance à nouveau sans bouger sur son trottoir-tapis roulant, mais en sens inverse.
Au début, elle s’éloignait, comme si, avant l’accident, elle amorçait déjà son chemin vers les limbes. Et là, elle s’approche de la caméra, comme une revenante, plus Eurydice que jamais. C’est la valeur ajoutée des images migratoires. Lorsqu’elles reviennent, elles portent avec elles tout l’imaginaire et les significations masquées des territoires qu’elles ont traversés.
Jean-Marc Lalanne
{"type":"Banniere-Basse"}