Alors que sort sur les écrans Persepolis, l’adaptation de la BD-fleuve de Marjane Satrapi, rencontre avec nos deux rédacteurs en chef invités, l’illustratrice-réalisatrice et son coréalisateur Vincent Paronnaud, dans leur atelier parisien.
Le monde de Persepolis
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Marjane Satrapi n’est pas rentrée chez elle depuis sept ans et demi, depuis le succès de sa bande dessinée autobiographique Persepolis, écoulée à plus d’un million d’exemplaires dans le monde. Persona non grata en Iran, elle s’est trouvée un nouveau foyer au coeur de Paris, quelque part dans le quartier du Marais, où elle nous a reçus pour parler de son film Persepolis, adaptation de sa bande dessinée. Mais si faire une BD est un travail de solitaire, faire un film en est l’exact opposé et Marjane Satrapi, pour accomplir cette nouvelle manière de raconter son histoire personnelle, a travaillé avec Vincent Paronnaud, plus connu des amateurs de BD sous le nom de Winshluss, son compagnon d’atelier : ils ont longtemps partagé les mêmes locaux, comme cela se fait souvent dans le monde de la BD. Le projet les a tenus en haleine trois années durant et à l’arrivée, cette histoire, qui est toujours celle de Marjane, semble aussi être devenue celle de Vincent.
ENTRETIEN > D’où est venu le désir de passer de la BD au cinéma ?
Marjane Satrapi – J’ai eu toutes sortes de propositions qui allaient d’une adaptation genre Jamais sans ma fille jusqu’à une série télé à la Beverly Hills qui se passerait en Iran… Mais je crois que lorsqu’on écrit une histoire subjective, quel que soit le point de vue, on a une responsabilité et on ne peut pas céder l’histoire pour qu’on en fasse n’importe quoi… Alors, évidemment, il n’y a aucune bonne raison de faire un film à partir d’une bande dessinée. Toutes les raisons, d’ailleurs, sont contre. C’est même la plus mauvaise idée du monde. Mais j’ai tout de même eu l’opportunité de le faire : on me donnait de l’argent, un lieu et surtout l’occasion de travailler avec Vincent.
Aviez-vous des modèles communs en cinéma ?
Vincent Paronnaud – Oui, et nos points communs étaient dans le cinéma classique, pas le cinéma d’animation. Dès qu’on a commencé à tâtonner vers les gris pour le décor, on s’est retrouvés sur le cinéma expressionniste.
M. S. – On a la même culture cinématographique, résultat inconscient de tout ce qu’on a vu. Tout cela est ressorti au moment d’expliquer les choses aux autres : on leur disait de penser à du Fritz Lang, mais aussi au peintre Félix Vallotton, etc.
Le rythme rapide du film est aux antipodes de celui de la BD, plus lente, sortie en plusieurs volumes.
V. P. – Ce que j’aime dans la bande dessinée de Marjane, c’est justement son énergie. Je me suis demandé comment transposer ce côté énergique, aux antipodes d’ailleurs de ce que je fais. Ensemble, on a décidé d’un rythme soutenu. Instinctivement, je voyais que le danger était de vouloir coller au rythme de la BD, de la lecture. On a choisi un rythme rapide et fluide, pour ne pas faire, délibérément, un truc contemplatif.
Comment avez-vous fait vos choix parmi la matière de l’histoire de Marjane ?
V. P. – J’ai demandé à Marjane de m’indiquer les scènes qui avaient le plus de sens pour elle. C’est pour ça que le film est aussi beaucoup plus symbolique que la bande dessinée.
C’est populaire mais sans être édulcoré.
M. S. – Populaire, ce n’est pas populiste. On ne cherche pas des références pointues, qui nécessitent une culture incroyable pour comprendre ce qu’on veut dire. On essaie de faire les choses en se posant de bonnes questions. Evidemment, on a fait des choix artistiques, mais sans chercher à édulcorer le propos. Il y a aussi cette vision à laquelle TF1 veut nous faire adhérer, que ce qui est populaire doit forcément être édulcoré : ce n’est pas vrai, les gens savent apprécier les bonnes choses. Il faut trouver un juste milieu, ne pas prendre les gens trop de haut, ni les tirer vers le bas. Pour moi, les films de Truffaut sont des films populaires. Rocco et ses frères de Visconti aussi. N’empêche, ce sont des chefs-d’œuvre.
Le film insiste beaucoup sur le sentiment de perte du personnage, davantage que la bande dessinée…
M. S. – Le pivot du film est l’exil. L’exil, ce n’est pas autre chose que perdre tout : tout ce qu’on a aimé, ce qu’on a, ce qu’on est. Et puis la vie, est-ce que c’est autre chose que de perdre tout ce qu’on a ? Cela dit, le film n’est pas un documentaire sur moi ou sur l’Iran entre 1978 et 1994. Tout ce qu’on dit dans le film, on peut le trouver dans n’importe quel documentaire sur l’Iran. Nous, on humanise ces choses, on les rend moins abstraites. Quand on me demande mon point de vue sur l’Iran aujourd’hui, je n’ai rien à répondre : ça fait treize ans que je suis partie, sept ans et demi que je n’y ai plus remis les pieds, mes sentiments vis-à-vis de mon pays sont mélangés à tellement de mélancolie et de nostalgie qu’ils ne sont plus fiables ! La mélancolie, ça n’arrange pas l’objectivité… En revanche, jusqu’en 1994, je sais exactement ce que j’ai vu.
Les scènes en couleur amplifient ce sentiment de perte.
M. S. – Elles permettent de créer de la distance. La couleur permet aussi de faire des ellipses dans le temps. Ce qui se passe à Orly, je l’ai réellement fait dans la vraie vie. Un jour j’étais très nostalgique et je suis allée à Orly alors que je n’avais pas de billet, et puis voilà, j’ai fait la queue comme une folle… Evidemment, je ne suis pas montée dans l’avion, je suis allée au café Bagatelle qu’on voit dans le film, et j’ai pleuré toutes les larmes de mon corps jusqu’au soir. Quand on a commencé le film, Vincent a trouvé que c’était une très bonne idée de reprendre ça.
Quel est aujourd’hui ton rapport avec cette histoire-là : tu l’as racontée sous forme de BD, dans un film aujourd’hui… Tu es aussi revenue dessus dans les deux autres livres de BD que tu as publiés. Est-ce qu’il y a encore des choses que tu as envie de dire ou est-ce que tu penses qu’il est temps de passer à autre chose ?
M. S. – Mes histoires tourneront toujours autour de l’Iran. On se retourne toujours en arrière, nous les exilés. Il faut pouvoir croire à ce qu’on raconte. On m’a demandé pourquoi ça se passait en Iran. Parce que ma grand-mère ne m’a jamais raconté que son épicier s’appelait monsieur Marcel et qu’il vendait du beurre de Normandie : non, l’épicier avait un nom iranien et il vendait, entre autres, de l’opium, avec toute la poésie qu’il y a autour de ça. J’adore Kundera, il n’empêche que j’aime moins le seul de ses romans qui se passe à Paris. Parce qu’il n’est pas vraiment dans son élément. Comme s’il avait une très belle veste mais qu’elle était soit une demi-taille trop grande, soit une demi-taille trop petite pour lui (rires). Moi, j’y crois quand Milosz et Pavel marchent dans Prague. Même si je vivais encore vingt ans en France, je n’ai pas grandi ici. Il y aura toujours un petit fond de l’Iran dans mon oeuvre. Evidemment, j’aime Rimbaud, mais Omar Khayam (savant et poète persan du XIIe siècle, ndlr) me parlera toujours plus. Même si je ne suis pas imperméable, que je suis très française et occidentale. Lubitsch a beau être devenu un cinéaste hollywoodien, il a toujours réinventé, refantasmé l’Europe, une Europe de Juif de l’Europe de l’Est. Même quand ses films se déroulent aux Etats-Unis, pour moi ça se passe à Vienne ou Budapest. Et c’est tant mieux.
Il y a aussi l’idée de ne pas céder à l’orientalisme.
M. S. – L’exotisme est une chose que je déteste. On a fait un monde où il y a l’Est et l’Ouest, les musulmans et les chrétiens, le Nord et le Sud, mais le vrai choc des cultures, la vraie différence, elle se situe entre les cons et les pas cons. Le nombre de fois où, avec les Iraniens, j’ai ressenti le choc des cultures ! La culture n’est pas une : c’est comme une chaîne avec des maillons liés les uns aux autres. Tous les artistes se sont influencés. La culture est internationale. Le choc, il naît de la nonculture. Les gens cultivés à travers le monde ont toujours des références en commun. Pour la musique du film, on a évidemment fait écouter à notre musicien de la musique iranienne, mais on ne voulait surtout pas de world-music façon générique d’Ushuaïa !
Dans le choix des voix, vous avez aussi évité tout exotisme…
V. P. – Il n’était pas question de faire doubler les personnages par Michel Boujenah ou Marthe Villalonga.
M. S. – Même d’un point de vue technique, on n’aurait jamais pu faire ce film en persan. Il aurait déjà fallu avoir les acteurs, or les Iraniens sont un peu trop nationalistes, ils veulent tous pouvoir retourner dans leur pays. Donc personne ne voulait participer à ce projet. Même acheter deux morceaux de musique iranienne était impossible, parce que soit on ne trouve pas les gens, soit ils ne veulent pas participer à ce film parce que cela risque de leur causer des problèmes. Et puis tous nos animateurs étaient français ; cela aurait été impossible pour eux si les voix avaient été faites par des Iraniens : pour faire les animations, il faut écouter au casque les voix et retranscrire sur les lèvres des personnages dessinés ce que disent les acteurs. Et puis… Si j’avais pu faire ce film en persan, je n’aurais pas du tout eu besoin de le faire.
On a beaucoup comparé Persepolis à Maus d’Art Spiegelman. Mais aujourd’hui, Spiegelman semble paralysé par cette oeuvre. As-tu peur de cela toi aussi ?
M. S. – Grâce à cette comparaison, je suis devenue très amie avec Spiegelman. Je l’avais rencontré une fois en France et puis un jour, je l’ai appelé pour lui dire que cette comparaison qu’on faisait entre lui et moi n’était pas de mon fait. Je ne voulais pas profiter de son statut. Il a été très touché. On a des façons de travailler qui sont très différentes : lui est très lent par exemple – il le dit lui-même, je ne pense pas l’offusquer en disant cela. Moi, je faisais une BD par an avant de commencer le dessin animé.
Finalement, quelle place aurait ce film dans votre DVDthèque personnelle ?
M. S. – Entre Le Voleur de bicyclette de De Sica, en 1948 et Nosferatu de Murnau, en 1922. C’est pas mal, non ? J’ai une très haute estime de nous-mêmes (rires).
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